25 juillet 2022

POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER

La domination de l’humain sur la nature ne disparaitra pas sans l’élimination de celle de l’humain sur l’humain. Murray Bookchin (1921-2006) propose que l’écologie se fasse sociale pour s’attaquer aux causes profondes des bouleversements actuels : la production et l'échange pour le profit, le gigantisme urbain et technologique, l’assimilation du progrès aux intérêts des entreprises.


POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER (1969)
« L'essence de la crise écologique de notre époque, c'est que cette société – plus qu'aucune autre dans le passé – est en train de défaire littéralement l'œuvre résultant de l'évolution du vivant. » Dès 1969 donc, Murray Bookchin prévient des dommages irrémédiables causés à la planète et du peu de temps restant avant que la destruction de l’environnement ne devienne irréversible. Il rejette les accusations contre la technologie, « bouc émissaire bien commode pour vous éviter de désigner les conditions sociales profondes qui ont rendu nuisibles les machines et la technique », et entend distinguer les promesses de la technologie de cette capacité de destruction. La dénonciation de la croissance démographique lui paraît obscène surtout venant d'un pays qui ne compte que 7% de la population mondiale mais dévore plus de 50 % des ressources. De la même façon, la consommation est utilisée pour « faire porter aux gens ordinaires et sans pouvoir le poids du problème écologique ». Il soutient que la crise écologique actuelle plongent ses racines dans les hiérarchies, les classes, les modes d'appropriation et les institutions étatiques qui définissent dans l'esprit de l’homme sa relation avec la nature, ravalée au rang de simple ressource. « La “morale du travail“, l’éthique du sacrifice et du renoncement, la sublimation des désirs érotiques et l'espoir reporté sur l’au-delà (thème que l'Asie partage avec l’Europe), tels furent les moyens par lesquels on amena les esclaves, les serfs, les ouvriers et la moitié féminine de l'humanité à se réprimer eux-mêmes, à forger leurs propres chaînes à verrouiller eux-mêmes leur propre prison. » À l’ère de « l'abondance matérielle », l'emprise de la société hiérarchique sur nos représentations et nos actes, constitue un obstacle à ce que chaque membre, assuré, avec un minimum de labeur, d'une autonomie alimentaire, d’un toit, de vêtements et des commodités de bases de l’existence, contribue directement aux affaires communes. La société bourgeoise transforme les hommes en marchandises, le milieu naturel en immense usine, les ouvriers en simples pièces de la machine. « La technologie cesse d'être une extension de l’humanité, l'humanité devient une extension de la technologie. » Murray Bookchin appelle à des changements radicaux : à l'élimination de toutes les hiérarchies et de tous les modes de domination, de toutes les classes sociales et de toutes les formes de propriété. « Si le mouvement écologiste n'embrasse pas le problème de la domination sous tous ses aspects, il ne contribuera en rien à l'élimination des causes profondes de la crise écologique de notre époque. S'il en reste à une lutte réformiste contre la pollution ou pour la conservation de la nature – l’“environnementalisme“ – sans prendre en compte la nécessité d'une révolution au sens le plus large, il servira seulement de soupapes de sécurité au système actuel d'exploitation de la nature et des hommes. »


LA « CRISE DE L’ÉNERGIE », MYTHE ET RÉALITÉ. (1973)
Dans une interview, Murray Bookchin dénonce comme trompeuses les informations fournies au public par le gouvernement et les compagnies pétrolières à propos d’une pénurie imminente des ressources énergétiques. Notre conception des besoins est radicalement faussée dans notre société capitaliste fondée sur le profit, la production pour la production et la consommation pour la consommation. Il accuse les compagnies d'avoir délibérément réduit leurs capacités de raffinage pour appuyer leurs exigences anti-environnementalistes, et instrumentalisé Nixon dont elles avaient largement financé l’élection. Il dénonce quelques aberrations, scandales et malversations de ce secteur industriel et met en garde contre la tentation du nucléaire, le danger des schistes bitumeux, « le mythe de l’énergie de la fusion ». Il met aussi en garde contre les prédictions apocalyptiques et les annonces d’effondrement qui encouragent la passivité, un fatalisme mortel et le maintien du pouvoir en place ! Comme l’essentiel de cet ouvrage, cet entretien de 1973, semble avoir était donné ce matin-même, tant il fait écho avec notre brulante actualité.


POUR UNE SOCIÉTÉ ÉCOLOGIQUE (1973).
« Face a une société qui non seulement pollue la planète sur une échelle sans précédent mais qui sape ses propres fondements biochimiques les plus essentiels, j'estime que les environnementalistes n’ont pas posé le problème stratégique nouveau et durable avec la nature » prévient-il, avant de dénoncer l’ « attitude instrumental » de ceux-ci, en ne remettant pas en question la conception de la domination de la nature par l’être humain, mais au contraire en la favorisant par la mise au point de techniques pour limiter les risques. Il formule de nouveau son accusation contre les hiérarchies et les dominations, responsables selon lui de la relation instrumentale entre l’homme et le monde naturel, tout en citant certaines conceptions des sociétés dites primitives qui considèrent que « la véritable liberté, c'est en fait une égalité entre inégaux, qui ne dénie pas le droit de vivre à ceux dont les forces déclinent ou sont moins développées que chez les autres. » Au contraire, l'économie des « sociétés bourgeoises » produit des surplus sans cesse croissants et « une lutte toujours plus âpre pour les privilèges » : « L'homme nomade remplace l'homme collectif ; la relation d'échange s'est substituée au lien de parenté, de fraternité ou de métier qui existaient auparavant. » Il propose une « écotopie » : des écocommunautés ajustées aux dimensions humaines, dans lesquels « la population serait en mesure de gérer les affaires de la société en se passant de l'intermédiaire des bureaucrates et des professionnels de la politique ».


LETTRE OUVERTE AU MOUVEMENT ÉCOLOGIQUE (1980).
Alors que le premier parti Vert est créé en Allemagne, Murray Bookchin prévient qu’il risque de réduire « le mouvement écologiste à un simple ornement d'une société malade », à moins qu'il ne veille à se transformer progressivement « en mouvement d'éducation servant de creuser pour une nouvelle société écologique fondée sur l’entraide ». « Si et seulement si le mouvement écologiste cultive consciemment une mentalité, une structure et une stratégie de changement social antihiérarchiques et excluant la domination, il sera en mesure de conserver sa véritable identité en tant que protagoniste d’un nouvel équilibre entre l'humanité et la nature, ainsi que son objectif d'une société vraiment écologique. Il reproche aux technocrates et aux entrepreneurs radicaux de recréer, dans leur obsession technicienne et leurs politiques électoralistes, « une décentralisation trompeuse et des structures intrinsèquement hiérarchiques du type parti politique, soit les pires schémas et habitudes qui engendre la passivité, l'obéissance et la vulnérabilité du public […] face aux médias ».


LES AMBIGUÏTÉS DE LA SCIENCE (extraits du chapitre XI de Ecology of Freedom, 1982)
« Pour les penseurs des Lumières, il y a deux siècles, la raison et la science (incarnée par les mathématiques et la physique newtonienne) portaient en creux l'espoir de libérer l'esprit humain de la superstition et la nature de la métaphysique scolastique. » Puis, vers le milieu du XXe siècle, la raison est devenu le rationalisme, « une logique froide dédiée à la manipulation sophistiquée des êtres humains et de la nature », la science, le scientisme ; une idéologie considérant le monde comme « un corps mécanique à manipuler, en toute neutralité éthique » ; la technologie se modernisait en un arsenal d'instruments puissants servant à imposer l'autorité d'une élite constituée de bureaucrates. « Ces “moyens“, qui devaient nous arracher la liberté aux griffes d’un monde clérical et mystifié, ont révélé un sombre revers qui à présent menace d’entraver la liberté – en fait, d’éliminer les perspectives mêmes que la raison, la science et la technologie ont par le passé ouvertes en direction d’une société libre constituée d’esprits libres. » Aujourd’hui « la science […] doit cesser d’être une église » : « l'aptitude à se reproduire de façon créatrice, qui devrait être le propre d'une société écologique, exige la médiation d’une raison libertaire, telle qu’en porte témoignage l'animisme symbiotique des mentalités ignorant l’écriture, tout en s’affranchissant de ses mythes et de ses illusions. »


ÉCONOMIE DE MARCHÉ OU ÉCONOMIE MORALE ? (1983).
Alors que « l’humanité préindustrielle a toujours considéré la production et la distribution en des termes profondément moraux », avec un soucis de « justice économique », l’économie de marché actuelle est largement immorale. La formation des prix n’est aucunement un calcul neutre et impersonnel du rapport entre l'offre et la demande, mais une manipulation insidieuse de celui-ci, une manipulation immorale des besoins humains. Après avoir présenté les conditions et les raisons de cette transformation, Murray Bookchin défend une économie morale : « un système de distribution participatif fondé sur des préoccupations éthiques » qui éliminerait l'antagonisme entre acheteurs et vendeurs, lesquels doivent former « une communauté fondée sur un sens profond de l'entraide et non sur l'opposition entre des “ressources rares“ et des “besoins illimités“ ».


QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE SOCIALE ? (1993).
L’auteur explique comment les êtres humains, tout en demeurant ancrés dans leur histoire biologique, ce qu’il nomme la « première nature », ont produits une « seconde nature », sociale, lorsque les distinctions de genre et les différences de générations furent graduellement institutionnalisées, prenant la forme d'une oppression hiérarchique, puis d'une exploitation de classe. D’anciennes coutumes telles que le minimum irréductible, l'usufruit ou l’entraide, persistèrent fort longtemps dans les temps historique et refirent régulièrement surface lors de soulèvements populaires massifs. Alors que l'échange pourvoyait aux besoins essentiels, limité par les guildes ou des restrictions religieuses et morales, le commerce subvertit ces limites, en valorisant les techniques permettant d'accroître la production, en engendrant de nouveaux besoins, certains totalement artificiels, en donnant l’impulsion à la consommation et à l'accumulation du capital. « Le capitalisme moderne est structurellement amoral et, de ce fait, imperméable aux exhortations morales. »
L'écologie sociale en appelle à une régénération morale et une reconstruction sociale selon des principes écologiques.


LE MUNICIPALITÉ LIBERTAIRE : UNE NOUVELLE POLITIQUE COMMUNALE ? (1995).
En opposition à la perspective révolutionnaire, Murray Bookchin propose le développement de contre-institutions locales, pour servir de fondement à une politique décentralisée et autogérée.


Ce recueil de textes de conférences et d’articles témoignent de l’acuité de leur auteur à saisir les enjeux de sociétés qui nous préoccupent actuellement, et à échafauder des propositions.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER
Vers une écologie sociale et libertaire
Murray Bookchin
Traduit de l’anglais (E.U.) par Helen Arnold, Daniel Blanchard et Renaud Garcia
Préface de Daniel Blanchard
210 pages – 18 euros
Éditions L’Échappée – Collection Versus – Paris – Mars 2019
www.lechappee.org/collections/versus/pouvoir-de-detruire-pouvoir-de-creer


Du même auteur :

L’ÉCOLOGIE SOCIALE – Penser la liberté au-delà de l’humain

QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE SOCIALE ?

POUR UN MUNICIPALISME LIBERTAIRE

NOTRE ENVIRONNEMENT SYNTHÉTIQUE - La Naissance de l’écologie politique

 



Voir aussi :

ÉCOLOGIE OU CATASTROPHE - LA VIE DE MURRAY BOOKCHIN

AGIR ICI ET MAINTENANT : Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin

 

 

1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Félicitations pour ce travail admirable fait sur ce blog.
    J'anime moi-même une émission "journal d'un agrologue" toutes les semaines sur radio Arverne. Je serais ravi que vous puissiez donner quelques conseils de lecture.
    Vous trouverez certaines anciennes émissions sur le site de la radio et sur la chaîne youtube du même nom.
    N'hésitez pas à rentrer en contact avec moi par mail à useom@hotmail.com
    Bien cordialement.
    Matthieu

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