Pour quoi faire ?

16 août 2024

PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS

Considérant que le Noir n’est pas un homme, mais un homme noir, Frantz Fanon (1925-1961) entend « libérer l’homme de couleur de lui-même », déterminer les motivations du narcissisme du Blanc, « enfermé dans sa blancheur », qui s’estime supérieur aux Noirs, et celui du Noir, « enfermé dans sa noirceur », qui s’obstine à démontrer aux Blancs la richesse de sa pensée. Constatant qu’il n’y a qu’un destin pour le Noir et qu’il est blanc, il estime qu’une véritable désaliénation implique « une prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales » car « s’il y a complexe d'infériorité, c'est à la suite un double processus : économique d'abord ; par intériorisation ou, mieux, épidermisation de cette infériorité, ensuite. »

Dans un chapitre consacré au langage, il soutient que le Noir antillais – qui est son sujet d’observation, étant lui-même Martiniquais – sera « d’autant plus blanc […] qu’il aura fait sienne la langue française » : « Un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage. » « Tout peuple colonisé – c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale – se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé sera d'autant plus échappé de sa brousse qu'il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole. il sera d'autant plus blanc qu'il aura rejeté sa noirceur, sa brousse. » Effectivement, beaucoup d’Antillais reviennent transformés d’un séjour en métropole.
Plutôt que de s’obstiner à démontrer que le Noir est l’égal du Blanc, Frantz Fanon souhaite « aider le Noir à se libérer de l'arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale ». Aussi, pointe-il l’habitude du Blanc de s’adresser à un Noir , tel « un adulte avec un gamin », et l’usage du « petit-nègre » pour parler à un nègre, ce qu’Octave Mannoni appelle le complexe de Prospéro, et qui contribue à « l’attacher à son image, à l’engluer, à l’emprisonner, victime éternelle d’une essence, d'un apparaître dont il n'est pas le responsable ».

Il s’intéresse ensuite aux rapports de la femme de couleur et de l’Européen et conclut que « le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique ». Puis, il justifie par la volonté de ne plus être reconnu comme Noir mais comme Blanc, la relation d’un homme de couleur avec une Blanche : on l’aime comme un Blanc !

S’il salue le travail de Mannoni dans PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION, notamment lorsqu’il « tend à pathologiser le conflit, c’est-à-dire à démontrer que le Blanc colonisateur n’est mu que par son désir de mettre fin à une insatisfaction, sur le plan de la surcompensation adlérienne », il conteste l’idée qu’un « germe d’infériorité » existait chez celui-ci depuis son enfance, donc préalablement à la colonisation. De même, Fanon considère que le racisme est structurel en Afrique du Sud et non pas « l’oeuvre de petits commerçants et de petits colons qui ont beaucoup trimé sans grand succès ». À ses yeux, l’Europe a également une structure raciste, en particulier la France où « le mythe du nègre-mauvais fait partie de l'inconscient de la collectivité ». Tout comme Sartre affirmait que « le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d’où il faut partir… C'est l'antisémitisme qui fait le juif. », il soutient que « c'est le raciste qui crée l’infériorisé » : « Je commence à souffrir de ne pas être un blanc dans la mesure où l'homme blanc impose une discrimination, fait de moi un colonisé, m’extorque toute valeur, tout originalité, me dit que je parasite le monde, qu'il faut que je me mette le plus rapidement possible au pas du monde blanc ».
Plutôt que de dissuader celui qui aurait le désir inconscient de changer de couleur, il préfère en éclairer les mobiles et le mettre « en mesure de choisir l’action (ou la passivité) à l'égard de la véritable source conflictuelle – c'est-à-dire à l'égard des structures sociales ».

Soudain, il prend la parole à la première personne et raconte qu’il s’est découvert « objet au milieu d'autres objets ». Son schéma corporel attaqué en plusieurs points s’écroula et céda la place à un « schéma épidermique racial » : « J’était tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenais sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l'arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers et surtout, et surtout : “Y’a bon Banania.“ ». Il décida alors d’assumer, de s’assumer en tant que Noir. Bien que « les scientifiques, après beaucoup de réticences, avaient admis que le nègre était un être humain », il dut déchanter car sur le plan de la raison l’accord était impossible, et se tourner vers l’irrationalité, pour être « typiquement nègre » : magie noire, mentalité primitive, animisme, érotisme animal, parfaitement assumés. « Homme-Terre », « poète du monde », le Blanc, un instant interloqué, lui répond qu’il ne représente qu’un stade de l’évolution, un « primitif ». Il se tourne alors vers l’antiquité noire mais en revendiquant sa négritude, on lui arrache : avec Orphée noir, préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, éditée par Léopold Sédar Senghor, Sartre, en voulant aller « à la source de la source », la tarit. Fanon refuse toutefois cette amputation.

La psychanalyse cherche à comprendre des comportements au sein de la famille. En cas de névrose, son but est d’identifier dans la structure psychique de l’adulte une copie des conflits éclos au sein de la constellation familiale. Or, soutient Fanon, la famille, dans les pays civilisés, est « un morceau de nation » : « L'enfant qui sort du milieu parental retrouve les mêmes lois, les mêmes principes, les mêmes valeurs. » Ainsi, un enfant noir s’anormalise-t’il au contact du monde blanc. Mais la société impose comme catharsis collective, à travers les comptines, les journaux illustrés (Tarzan, Mickey, etc), les cours d’histoire, les mêmes héros et les mêmes « mauvais génies », aux Noirs et aux Blancs, comme « porte de sortie par où les énergies accumulées sous forme d’agressivité seront libérées ». L’Antillais, avant de se rendre en Europe, ne se pense pas Noir. Il « s’identifie à l’explorateur, au civilisateur, au Blanc qui apporte la vérité aux sauvages », et n’a pas le temps d’« inconscientiser » le drame racial qui se joue. Son Moi s’écroule et il cesse de « se comporter comme un individu actionnel ». Le but de son action sera désormais Autrui sous la forme du Blanc. L’exposé est bien entendu un peu plus développé et illustré par des exemples.
Fanon analyse également la négrophobie, qui obéit, comme toute phobie, aux lois des prélogiques rationnelle et affective. Les craintes se situent sur le seul plan de l’imaginaire, ici par rapport à une puissance sexuelle supposée : « La négrophobe n'est en réalité qu'une partenaire sexuel putative – tout comme le négrophobe est un homosexuel refoulé. » De même, la peur du Juif est motivée par son présumé potentiel appropriatif. « C'est parce que le Blanc se sent frustré par le Noir, qu’il va aussi le frustrer, l’enserrant dans des interdictions de toutes sortes. »
Parce qu’il a fait siens tous les archétypes de l’Européen, l’Antillais est négrophobe. Il est blanc par l’inconscient collectif.

Frantz Fanon termine en appliquant rapidement la psychologie des Antillais telle qu’il l’a définie, aux théories de Adler et Hegel.

Un certain nombre d’oeuvres littéraires ou cinématographiques, de travaux psychiatriques ou philosophiques, de souvenirs personnels, sont cités, rendant cet exposé parfaitement digeste. Écrit en réponse à l’ouvrage de Mannoni, ce classique demeure incontournable pour qui s’intéresse à l’histoire des idées, de la même manière que Réflexions sur la question juive de Sartre.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS
Frantz Fanon
240 pages – 9,40 euros
Éditions Points – Collection « Essais » – Paris – Avril 2015
www.editionspoints.com/ouvrage/peau-noire-masques-blancs-frantz-fanon/9782757841686
Parution initiale : 1952.


Voir aussi :

PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION

 

 



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