Au-delà de ses relations anecdotiques de quelques escapades mexicaines, Neige Sinno cherche à comprendre l’influence de la littérature sur les voyageurs et sur leur appréhension de la réalité. « [S]a vision du pays était avant tout essentialiste, absolument anhistorique, construite par des mythes et des discours poétiques, des représentations esthétiques et philosophiques fondées sur des projections plus que sur des recherches proprement dites ».
Bien sûr, Antonin Artaud et Jean-Marie-Gustave Le Clézio sont longuement évoqués, tous deux venus au Mexique pour fuir la civilisation européenne, attirés chacun par leurs mythes. Démarches similaire à la sienne, lors de son premier séjour au Chiapas, à 25 ans en compagnie de son amie Maga, à la recherche du sous-commandant Marcos, installé dans le village de La Realidad. Aller ou ne pas aller à La Realidad – au propre comme au figuré, bien entendu – tel va être le dilemme, l’impossible quête. « On ne voyage pas de l’ignorance à la vérité, mais d’une ignorance à une autre, plus documentée peut-être. »
Elle pointe la perplexité qu’expriment les Mexicains et les Mexicaines avec leurs interrogations : Pourquoi venez-vous ici ? Qu’y-a-t-il au Mexique que vous n’avez pas en France ? Que fuyez-vous alors que vous avez la science, la démocratie, la laïcité, des institutions,… tout ce qui manque ici ?
Elle souligne aussi le paradoxe à s’intéresser au parcours d’Artaud le Momo, à la véracité de ses expériences relatées dans ses textes, en contradiction avec sa formation universitaire qui défend « la primauté de l’art sur la biographie ».
Elle interroge aussi l’identité, par le prisme de Yásnaya Elena Aguilar Gil (Voir : NOUS SANS L’ÉTAT). Cette linguiste ayuujk montre comment le terme indígena est devenu une assignation avec la politique indigéniste du président Cárdenas à la fin des années 1930. Aujourd’hui, il est plus ou moins synonyme d’indio. « Il faudrait toujours être conscient de la violence qui s'exerce au moment de nommer. Nommer l'autre c'est prendre une décision sur son identité, c'est imposer une vision, depuis soi, depuis ce que l'on considère comme un centre. » La pensée de J.M.G. Le Clézio est justement marquée « par la recherche d'une issue au solipsisme occidental à travers le contact d'autres cultures ». Plus généralement, la littérature du XXe siècle, notamment de voyage, est imprégnée par « le rêve de fuite » : « Se projeter dans l'autre, se projeter si loin qu'on devient soi-même quelqu'un d'autre. » Bien qu’elle soit arrivée au Mexique par hasard, Neige Sinno s’imaginait « un univers de croyances en rapport avec la terre, avec les forces de la nature ». Elle était habitée d’images et d’idées qui avaient « modelé une croyance profonde dans la supériorité des peuples premiers, et la conscience claire de la responsabilité de [s]a culture d'origine dans l'oppression dont ils sont victimes ».
Cependant, des indiens Lakotas avaient séjourné dans son village alpins alors qu’elle avait une douzaine d’années, lui laissant des souvenirs d’américains contemporains assez banals. Ces deux visions des indiens, « utopiques » et adaptés à la « modernité », cohabitent en elle sans avoir jamais fusionnés. « Les voyages dans la réalité [lui] ont permis de superposer ces deux perspectives incompatibles, et d’autres encore. » « On a beau être attiré par le monde des représentations, des images et des idées, il n'y a rien de tel que la réalité. »
Avec sa fille de deux ans, elle a participé, en 2013, à L’Escuelita, la Petite École de la liberté selon les zapatistes, à la Rencontre internationale des femmes en lutte, en 2017, puis, seule, à la seconde en 2019. Témoignages enthousiastes et critiques fort intéressants. Elle admet toutefois devoir « cesser de noircir » toutes ces bonnes intentions : « C'est aussi un enseignement hérité du patriarcat, de la littérature faite par les hommes qui nous font croire que rien d'intéressant ne peut naître de désirs naïfs, de questions enfantines, de bonté ». Elle interroge aussi le droit d’évoquer « une lutte qui n’est pas la [s]ienne », le privilège d’être blanche dans ce monde, l’impossibilité de s’en défaire.
On pensait embarquer pour un banal récit de voyage et l’on est secoué par un tourbillon de questionnements qui, de circonlocutions et digressions, prouvent que… « le chemin se fait en marchant ».
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
LA REALIDAD
Neige Sinno
272 pages – 20 euros
Éditions P.O.L. – Paris – Mars 2025
www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-6313-2
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