Pour quoi faire ?

18 juillet 2025

LA DOMINATION ET LES ARTS DE LA RÉSISTANCE

Derrière le discours public des dominants et des dominés, James C. Scott s’intéresse aux discours cachés, difficilement saisissables par définition, et met en lumière ce qu’il désigne comme l’ « infra-politique des subalternes ».


Les situations de domination engendrent un texte public conforme à l’ordre des choses tel que les dominants voudraient le voir apparaître, démontrant l’hégémonie du discours et des valeurs de celui-ci. Produit pour un auditoire distinct, le texte caché consiste en « des propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent, hors de la scène, ce qui transparaît dans le texte public », sans toutefois tomber dans la simplification. Les élites dominantes cherchent à isoler un espace social hors de la scène où elles ne sont plus en représentation et peuvent se laisser aller, tout en ritualisant « les contacts avec les subordonnés, afin que les masques demeurent bien en place et ainsi minimiser les risques de voir une situation inopportune se produire ».

Chaque texte caché est élaboré au sein d'un « public » restreint qui exclut d'autres acteurs bien spécifiques. Il recouvre bien entendu des paroles, mais aussi un ensemble de gestes et de pratiques. La capacité des groupes dominants à définir ce qui compte dans un texte public et ce qui doit être maintenu à l’arrière-scène, est une indication de leur pouvoir. « La lutte sans relâche organisée autour de ces frontières est peut-être l’arène la plus fondamentale des formes ordinaires de conflit et de lutte des classes. » « Chaque participant connaît le texte public et le texte caché de son groupe respectif, mais n'a pas accès au texte caché de l'autre groupe. »


D'une façon un peu caricaturale, on peut dire que « le texte public est l’auto-portrait des élites dominantes telles qu'elles aimeraient être vues », comportant toutefois quelques concessions aux intérêts présumés des dominés, en échafaudant une justification idéologique qui justifie leur pouvoir au moins en partie pour le bénéfice de leurs sujets.

James C. Scott identifie quatre variétés de discours politique parmi les groupes dominés :

  • La forme la moins risquée prend comme base l'image flatteuse que les élites produisent d'elle-même et utilise leur concession rhétorique pour légitimer leurs revendications.
  • Le texte caché en lui-même permet d’exprimer une colère à l'abri du regard inquisiteur du pouvoir.
  • Un niveau intermédiaire utilise le déguisement et l’anonymat, se déployant aux yeux de tous par la mise en œuvre d'un double sens ou en masquant l'identité des acteurs : rumeurs, ragots, légendes locales, plaisanteries, rituels, codes et autres et euphémismes.
  • « La rupture du cordon sanitaire séparant le texte caché du texte public » est la forme la plus explosive.

Il n'entend pas proposer des analyses « essentialistes » sur les caractères supposés immuables des esclaves, des serfs, des intouchables, des peuples colonisés ou des races dominées, mais souligner que « des structures de domination similaires tendront […] à provoquer des réponses et des formes de résistance qui partageront […] un certain air de famille ».

Il suppose que « les groupes subalternes sont socialisés par leurs parents de manière à connaître des hommages rituels qui les maintiendront hors de danger » et constate que les actes de déférence, de subordination et de flatterie imposés au groupe dominés sont plus contraignants que ceux qui concernent les dominants. Des traits de langage sont couramment utilisés pour matérialiser la frontière : correction linguistique irréprochable des dominés, voussoiement employé pour souligner l'absence de proximité, série de verbes spéciaux pour désigner les faits et gestes d'un sultan ou d'un monarque. La clé de la survie dans un système de domination est la maîtrise de la colère, de « l'impulsion naturelle poussant à la rage, aux insultes, à la colère et à la violence que ces sentiments font naître ». Alors que la frustration, la tension et le contrôle restent nécessaires en public, des ripostes sanglantes s’expriment dans un contexte plus sûr : fantasme de représailles et de vengeance dans une discussion entre amis, réjouissances à l'occasion d'un évènement représentant une victoire par procuration, jubilation aux infortunes des dominés, malédictions formulées comme des « prières ouvertes ». « Le texte caché comporte une importante dimension d'assouvissement du désir ».


La domination engendre une force de résistance et doit se renforcer et s’ajuster en permanence pour se maintenir en place. James C. Scott a identifié les étapes de la dramaturgie des formes de domination : affirmation, dissimulation, euphémisation et stigmatisation. La communication du pouvoir fonctionne comme une « prophétie autoréalisatrice » : quand les subordonnés croient à la puissance de l’autorité, cette impression contribue à son pouvoir réel.

L’euphémisme, par exemple, obscurcit un objet embarrassant et dissimule la coercition. Lorsque triomphent des versions alternatives dissonantes, le consentement des subordonnés renforce le monopole des dominants. Mais ces « masques » peuvent aussi s’avérer des pièges, en fournissant des ressources politiques aux dominés. Il est d’ailleurs important d’éviter toute manifestation publique d’insubordination, en divisant pour mieux régner ou accordant des concessions, par exemple. Faute d'une souscription aux normes imposées, un simulacre de l'obéissance sincère est préférable à une insubordination publique. Aussi des actions symboliques d'amende honorable permettent davantage de rétablir le système de domination fragilisé que des punitions.

Les rassemblements de subordonnés, importants ou pas, autonomes et non autorisés, menacent la domination à cause de la liberté qu'il promeuvent chez eux. Les rituels de subordination ne sont pas convaincants, dans le sens où ils n’engendrent pas le consentement, mais ils démontrent la stabilité du système. Leur fonction est plus d’intimider que d’obtenir l’assentiment.  Au contraire, les dissensions publiques, même anodines, ou le non respects des règles par des membres des élites, brisent « la naturalisation du pouvoir ». L’auteur émet l’hypothèse que le texte public fonctionne comme « une sorte d’autohypnose au sein des groupes dirigeants ». Ainsi le catholicisme peut-être considérée comme l'idéologie hégémonique de la féodalité, toutefois le catholicisme populaire des paysans européens permettait à ceux-ci de contester les différences de fortune et leur offrait une idéologie millénariste alimentant des courants révolutionnaires : « Plutôt qu'une “anesthésie générale“, le christianisme était une provocation. » En même temps, il « légitime », comme toute doctrine religieuse et selon l’analyse de Max Weber, les différences fondamentales de statut et de condition sociale.


Il tente ensuite de comprendre « la relative inertie politique de la classe ouvrière occidentale en dépit de la provocation continue qui exerce les inégalités du système capitaliste et de la disponibilité de solution politique éventuelles que pourrait offrir la démocratie parlementaire ». Plutôt que de considérer que l'idéologie dominante est suffisamment persuasive pour faire adhérer les groupes subalternes, ou pour obtenir l'acquiescement en convaincant ceux-ci que l'ordre social est naturel et inévitable, il suggère, comme John Gaventa, que le choix de ne pas provoquer les élites provient de l'estimation du peu de chances de réussite.

Les conflits les plus violents, y compris les mouvements révolutionnaires, poursuivent des revendications susceptibles d’être réalisées à l’intérieur de l'ordre social dominant. Les cahiers de doléances ne réclamaient pas l'abolition de la féodalité. Les comités ouvriers en Russie, en 1917, voulaient l'amélioration des conditions de travail et pas la socialisation des moyens de production. Et de tout temps, des révoltes surviennent, de la part de groupes subalternes estimant – à tort – que leurs situations ne sont pas inévitables, que leur propre pouvoir et les possibilités de leur émancipation peuvent surpasser le pouvoir déployé en face d’eux. L’imagination populaire peut se nourrir du « thème millénaire du monde renversé » selon lequel les derniers seront les premiers, ou entretenir le déni de l’ordre social en place. C’est pourquoi James C. Scott considère que « les éléments historiques ne fournissent ainsi pas de base solide à une théorie de l'hégémonie, qu'elle soit riche ou pauvre. Les obstacles à la résistance, qui sont nombreux, ne peuvent être attribués à la capacité des groupes subalternes à imaginer un ordre social alternatif. Ils imaginent à la fois le retournement et la négation de leur domination, et, qui plus est, ils ont maintes fois agi à partir de ces croyances, par désespoir et dans les rares circonstances où les conditions le permettent. »

Selon lui, ne subsistent que peu de conditions qui peuvent rendre acceptable la subordination : la probabilité importante pour un certain nombre d’inférieurs de parvenir à occuper des positions de pouvoir incite à la patience et suscite l’émulation, tandis que l’atomisation et l’abolition de tout espace social de liberté discursive relative conditionne la soumission absolue. Le succès des théories de l'hégémonie et de l'incorporation idéologique s’explique par la nécessité pour les dominés d'éviter toute démonstration explicite d’insubordination, validant l’impression de leur assentiment et de leur déférence. Cette constatation l’amène à contester l’analyse gramscienne selon laquelle la classe ouvrière est entravée par une pensée sociale hégémonique qui l’empêche de tirer des conclusions révolutionnaires. La portée des critiques émises – contre de « mauvais dirigeants », contre les dirigeants qui généralement ne tiennent pas leurs promesses ou contre toute forme de dirigeants – ne reflète pas l’emprise réelle de la domination idéologique, puisque, même dans des situations de conflit, l'expression de revendications revêt très souvent « une dimension stratégique ou dialogique qui influent sur leur forme ». Les appels aux valeurs hégémoniques peuvent aussi permettre de légitimer certaines revendications. Le terrain du discours dominant reste parfois « la seule arène possible pour mener la lutte ». Le mythe du retour d’un roi juste offre un levier à certaines résistances et certaines révoltes. Si une classe dirigeante a fondé son autorité sur la promesse d'une justice institutionalisée par la loi, elle prête le flanc, en cas de népotisme, à des critiques légitimes qui « ne peuvent être taxées de sédition puisqu'elles se drapent dans l’habit des professions de foi de l’élite ».


L’auteur cite ensuite un certain nombre d’expériences qui démontrent notamment que l'obéissance forcée non seulement échoue à mettre en place des dispositions qui la préserveraient en l'absence de domination, mais aussi qu’elle produit une réaction à l'encontre de ces dispositions. La théorie de la réactance suppose qu'un désir humain de liberté et d'autonomie existe et provoque une vive opposition à chaque menace d’usage de la force. L'obéissance ostensible à une menace suffisamment convaincante n'est acquise qu’au prix d'une surveillance étroite qui augmente également l'intensité de la réaction. La résistance ne provient pas seulement de l'appropriation matérielle, selon l'analyse marxiste traditionnelle, mais aussi des humiliations qui caractérisent l’exploitation.

Il explore aussi longuement les conditions d’élaboration du texte caché : création d’un espace social libre (taverne, carnaval,…) et d’une subculture distincte (dialecte, codes sociaux, religion autonome,…).


S’intéressant à la prise de parole sous la domination, il note qu’autant l’aristocratie est socialisée pour répondre à toute insulte par un duel à mort, autant ceux qui n’ont pas le pouvoir s’entraînent, avec la tradition des dozens par exemple, pas affermir leur capacité à contrôler leurs émotions et leur colère. Puis il explore et analyse les différentes formes de l’expression dissimulée du texte caché : par le ragot et la rumeur, l’euphémisme, l'ambiguïté et la polysémie, notamment dans univers des contes et de la culture populaires, le marmonnement, la tradition paneuropéenne du monde renversé, en dessin et en gravure, et bien sûr celle du carnaval, qu’il considère autant comme une soupape de sécurité que comme « une victoire politique ambiguë gagnée sur les élites ».


Même si les sciences sociales sont déjà inondées de néologisme, l'auteur propose le terme « infrapolitique » pour désigner le domaine de lutte politique discrète qui l’occupe. Il revient sur la thèse de la soupape de sécurité, considérant que « le pain et le cirque » sont souvent des concessions politiques conquises par les classes dominées, et que l'agression ritualisée ne détourne pas nécessairement l'agression réelle de sa cible manifeste, puisque bon nombre de révoltes d’esclaves, de paysans et de serfs ont éclaté à l'occasion de tels rituels saisonniers. Les pratiques discursives jouées en coulisses alimentent la résistance plus qu'elles ne relâchent la pression.

Par ailleurs, « le lien étroit entre domination et appropriation fait qu'il est impossible de séparer les idées et le symbolisme de la subordination du processus d'exploitation matérielle. De la même manière, il est impossible de séparer la résistance symbolique voilée à la domination des luttes matérielles visant à soulager ou interrompre l'exploitation. Tout comme la domination, la résistance mène ainsi une guerre sur deux fronts. » Les deux camps testent en permanence l’équilibre en place.


Un refus public de reproduire les signes d'obéissance normative constitue un geste de refus. Dès lors, le dominant pourra soit ignorer ce geste, soit l'interpréter selon une catégorie qui en minimise la portée politique. Cette stratégie de coller aux révolutionnaires l'étiquette de bandits, est le pendant de la glorification par ceux d’en bas des bandits en héros mythiques.


Analyse extrêmement précise et précieuse des contestations cachées et de leur fonctionnement.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



LA DOMINATION ET LES ARTS DE LA RÉSISTANCE

Fragments du discours subalterne

James C. Scott

Traduit de l'anglais par Olivier Ruchet

Préface de Ludivine Bantigny

432 pages – 22 euros

Éditions Amsterdam – Paris – Novembre 2019

www.editionsamsterdam.fr/la-domination-et-les-arts-de-la-resistance-2/



Du même auteur : 

HOMO DOMESTICUS - Une Histoire profonde des premiers États

L’OEIL DE L’ÉTAT - Moderniser, uniformiser, détruire



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire