Pour quoi faire ?

22 juillet 2025

LE RAP A GAGNÉ

Alors que le mouvement s’est initialement constitué en tant que contre culture, il s’est désormais « install[é] confortablement dans les pantoufles de l'establishment ». Mehdi Maïzi, après dix ans de journalisme rap radio à plein temps, passe à l’écriture, pour « nourrir une véritable réflexion sur la transformation de cette musique, de son public et de cette industrie ». Avec un souci permanent de la nuance, il propose une généalogie de ses acteurs, de ses allers-retours avec les États-Unis, de son élargissement à la francophonie, de ses métamorphoses. Il l’analyse sous tous les angles (sociologique, territorial, économique,…) mais sous un prisme avant tout esthétique, laissant globalement dans l’ombre ses dimensions politiques.   


C’est à la fin des années 1990, que le rap connaît sa première grande explosion populaire, avec le positionnement de Skyrock sur le genre en 1996, même si des succès mainstream ont déjà eu lieu. Aux États-Unis, il est devenu un genre incontournable au milieu des années 1980, avant de connaître une scission entre certains publics, avec le clash entre Tupac et Biggie, devenu un clash entre Los Angeles et New York, débouchant sur une période bling-bling. Le rap français connaît un mouvement similaire : au rap clinquant inspiré par les Américains, répondent des propositions plus crues et plus sombres, regroupées sous l'étiquette de “rap alternatif“, qui obtiennent les faveurs du grand public.

Mehdi Maïzi passe en revue les différents protagonistes qui ont marqué cette histoire. Toutefois, lorsqu’il identifie ainsi des périodes ou des tendances, il s’empresse aussitôt de préciser qu’il s’agit d’une simplification et de montrer que la réalité est toujours plus complexe. Il s'attache à analyser :

  • les évolutions techniques et leurs contraintes : l’« exercice obligatoire » du double album pour contrer la limitation de temps du CD (74 minutes), le street-CD, l'ère du streaming, TikTok.
  • L’attachement à l'identité, l'origine sociale et le style visuel, et l'importance de la légitimité à prendre le micro. Le rap alternatif est parfois caricaturé comme un « rap de blanc » ou « rap de beaux quartiers », jusqu'à l'avènement de Orelsan, entre 2006 et 2008, qui rend populaire la figure du rappeur loser.
  • L'importance du texte. Par exemple, lors de la brèche ouverte par la Section d’Assaut, aspirant à renouer avec une esthétique « années 1990 » et à redonner une forme technique aux textes, ou alors l'écriture « un peu aphoristique, qui tombe comme une sentence sur des choses qui sont parfois complètement triviales, parfois plus existentielles » de Booba.
  • La voix : celle du Booba de Lunatic, en 1996, qui échappe aux assignations et aux stéréotypes, intriguant jusqu'à se demander si elle est naturelle ou trafiquée, à celle de Joey Starr.
  • Les paradoxe du succès : dans les années 1990 et 2000, vendre beaucoup n'était pas vu comme positif mais plutôt comme une preuve qu’on « fait de la soupe », jusqu'à ce que Booba revendique et démocratise l'idée que les ventes sont un gage de qualité.

Une place un peu plus importante est donnée aux artistes majeurs et emblématiques (Booba, AIM et Jul pour la scène marseillaise,…), revenant à la fois sur leurs parcours et leurs apports en particulier. L’auteur consacre aussi un chapitre à l'émergence de scènes francophones non françaises (belge, suisse, québécoise).

Chaque chapitre est conclu par une playlist proposant une vingtaine de titres illustrant le propos.

Mehdi Maïzi propose aussi un zoom sur l’appropriation paradoxale du rap au sein d’une audience ouvertement extrême droite, alors que l'engagement explicite des rappeurs contre le racisme et le fascisme a longtemps été caractéristique de cette scène. En 1997, sortait le morceau collectif et ambitieux 11’30 contre les lois racistes, et en juin 2024, in extremis, le morceau No Pasarán, « goutte d’eau dans l'océan d'indifférence qui caractérise la plupart des textes du rap français mainstream actuel ». Beaucoup sont dans le déni, voir la complaisance à l'égard d'une partie de leurs fans, d'extrême droite, d'autres cultivent une ambiguïté autour de l'antisémitisme et du complotisme. Il évoque d’ailleurs fort peu l’aspect politique en général, s’attachant davantage à l'esthétique. Il avoue d’ailleurs avoir milité pour que le rap soit considéré à travers ce prisme au même titre que n'importe quel autre genre musical. Aussi notre attente sur ce point, qui nous semblait quand même fondamental, a donc été déçue. Son analyse n‘en demeure pas moins intéressante : « Au-delà de la fonction de porte-parolat social qu'on a trop souvent imposé au rap français, c'est sans doute cette quête ininterrompue de liberté qui pourrait véritablement caractériser la dimension politique du rap. » On ne peut toutefois manquer de s’interroger sur sa responsabilité si, dans les années 1990, en France, le rap était exclusivement envisagé comme un objet social ou politique, alors que désormais la majorité du public s’y intéresse sans rien vouloir savoir de ses racines ni de ses fondements.


Brillant bilan d’étape, complet (certainement) et synthétique, attentif aux paradoxes et à la complexité, à l’adresse des amateurs comme des néophytes.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



LE RAP A GAGNÉ

À quel prix ?

208 pages – 14 euros

La Fabrique éditions – Paris – Février 2025

lafabrique.fr/le-rap-a-gagne/



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire