L’anthropologue et
sociologue Paul Jorion propose une lecture, livre par livre, de l’œuvre de John
Maynard Keynes (1883-1946), théoricien économiste mais aussi homme d’État qui dirigea le
Trésor public britannique pendant les deux guerres mondiales. Il s’attarde
notamment sur nombre de notions qui permettent de penser notre époque.
En 1919, Keynes
rédige Les Conséquences économiques de la
paix où il met en garde contre les conséquences du Traité de Versailles. Il
préconise de toutes autres réparations qui auraient certainement condamné
Hitler à demeurer peintre d’aquarelles.
En 1921, Keynes
explique dans Le Traité des probabilités, qu’au delà d’événements tels que des
lancers de dés ou des tirages de cartes, rien n’est prévisible car soumis à
trop de facteurs. Ainsi, les calculs actuels sur les risques financiers des
banques et des compagnies d’assurances ne résultent que de simplifications
successives d’un problème en vue de le résoudre au point de le dénaturer. Les
risques ne sont donc pas maitrisés.
Pour illustrer la
complexité intrinsèque du monde qui rend impossible l’association d’une
probabilité numérique à un événement, il prend l’exemple du concours de beauté
où l’on est appelé à voter non selon sa préférence mais en essayant de deviner
quel candidat remportera le plus de suffrages.
Keynes n’est pas un
révolutionnaire. La conception qu’il se fait d’une société stable est une
société sinon du consensus, du moins du dissensus
minimum.
Pour Keynes, le
capitalisme est une caricature du darwinisme. La doctrine du laisser faire est un compromis entre la
vision aristotélicienne de l’homme comme un zoon
politikon (une espèce sociale par nature) et la vision développée par
Hobbes, Lockes puis Rousseau de l’homme lassé de l’insécurité lié à sa nature
sauvage qui décide d’abandonner par un pacte, un contrat social, certaines de ses libertés dans le cadre d’une
organisation telle que l’État. La doctrine du laisser faire repose sur l’hypothèse d’une autorégulation de
l’économie par une « main invisible » (concept développé par Adam
Smith dans La Richesse des nations en 1776). Or, pour Keynes la
rationalité économique est destructrice de l’ordre social et va à l’encontre de
l’éthique. En lieu et place du laisser
faire, il affirme que l’État doit assurer des services qui ne sont et
seront assurés par des individus privés. La caractéristique essentielle du
capitalisme étant de baser la principale force motrice de la machine économique
sur l’amour de l’argent, envisager une action de type social dans une
perspective de bien public est impossible, même s’il s’agit de sauver le
système lui-même.
Il affirme et
démontre que tout emploi créé en génère d’autres.
Il dénonce la
logique comptable et considère le capitalisme international haïssable mais
difficilement remplaçable. Les grands choix de civilisation sont incompatibles
avec la dictature des « résultats financiers » qui ne peuvent
concevoir que des opérations qui « rapportent ». La cité idéale
pourrait d’ores et déjà être bâtie sans l’idéologie des banquiers renforcée par
la pusillanimité des comptables.
Il préconise l’« euthanasie
des rentiers ».
Paul Jorion pointe
plusieurs fois un recours rhétorique de la part de Keynes pour clore les plus
techniques de ses démonstrations, celle sur le taux d’intérêt notamment où il
explique très arbitrairement sa fixation par la préférence pour la liquidité. Jorion exhume le brouillon d’un
chapitre 5, disparu du texte final de « La Théorie générale » par soucis
de calendrier, faisant fit de la rigueur scientifique, également peut-être par
crainte de la dimension révolutionnaire qu’il contenait.
Il lui reproche
aussi son absence de dimension politique par exemple en refusant de considérer
que les détenteurs de capitaux se préservent des risques par l’héritage et en
font porter toute la charge aux plus démunis qui y sont déjà plus exposés.
Partant de la
critique des définitions de Keynes, Paul Jorion se lance ensuite dans un exposé
particulièrement technique sur le mécanisme des taux d’intérêt, des emprunts et
du marché de la dette souveraine sur lequel il s’attarde longuement. Et
soudain, grâce à quelques analogies simples, on comprend qu’a été créé la
possibilité de s’assurer contre un risque que l’on n’encourt pas, un
gigantesque marché de pari sur la défaillance des États à rembourser leurs
dettes, ouvert à ceux qui ne les détiennent pas (position nue sur les credit-default swap).
Les sommes en jeux sont considérables et
les « assureurs » pas tenus d’avoir des réserves à hauteur des
risques couverts. La conséquence directe est que le taux d’intérêt demandé à
l’État emprunteur est majoré d’une prime de risque due à ses couvertures
virtuelles à rembourser en cas de défaut. Une spirale mortifère est ainsi
amorcée, sans lien aucun avec l’économie réelle. Ainsi, en février 2012, la
Grèce a-t-elle vu ses taux d’intérêt monter jusqu’à 31,876 % et l’on connaît la
suite. Le F.M.I. dans ses prévisions et recommandations ne tient pas compte de
la spéculation puisque celle-ci n’est pas un élément de la théorie économique
qui reste persuadait que les marchés sont dotés « d’anticipations
rationnelles ». Ces préjugés idéologiques privent la « science
économique » d’outils analytiques qui permettraient de comprendre certains
instruments financiers.
En 1941, Keynes
rédige ses Propositions pour une Union
Monétaire internationale dans lesquelles il préconise l’interdiction des
capitaux spéculatifs, pour permettre aux nations de gérer leur taux d’intérêt
domestique, moyen d’assurer le plein-emploi et de dégager des ressources pour
mener une politique sociale. Il propose également de prohiber l’évasion fiscale
ainsi que l’accueil de fonds en fuite. Il s’agit là d’une ébauche à la
proposition britannique aux accords de Bretton Woods en 1944.
Paul Jorion est au
final assez sévère avec Keynes ne lui accordant que d’avoir réinjecté dans la
pensée économique les leçons tirées des sciences morales. Il lui accorde de
montrer comment comprendre les problèmes sans chercher à comprendre comment les
résoudre. Idéaliste, il comptait qu’aussitôt ses théories comprises, le système
capitaliste fonctionnerait mieux, devenu soudain raisonnable.
Cet ouvrage plutôt
accessible, même si certains chapitres sont plus techniques, est une bonne
approche de la pensée de Keynes, accompagnée d’un fort parti pris critique et
complétée par les propres théories de Jorion. De quoi nourrir une réflexion.
PENSER TOUT HAUT L’ÉCONOMIE AVEC KEYNES.
Paul Jorion
322 pages – 23,90
euros
Éditions Odile Jacob
– Paris – septembre 2015
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