Les tableaux se succèdent, brefs, saisissant
l’essentiel de chaque époque, pour retracer la saga de la famille Lehman,
depuis la boutique de tissus ouverte à Montgomery (Alabama) par Henri, l’ainé,
arrivé d’Allemagne en 1844.
Rejoint bientôt par ses deux frères, il développera
très rapidement son commerce, le diversifiant en vendant semences et outils aux
propriétaires puis, ne cessera d’inventer de nouveaux métiers, tout d’abord en
achetant le coton brut pour le revendre aux fabricants de tissus. En seulement
15 ans, ils négocieront jusqu’à 2 500 chariots par an et ouvrirons alors leur
premier bureau à New-York. La Guerre de Sécession qui aurait pu leur faire tout
perdre, les oblige à rebondir et s’adapter. L’État va leur fournir l’argent pour
reconstruire la région et ils créent la Bank for Alabama. Dès lors, ils feront
également commerce de charbon, de café. Émettant des obligations, c’est-à-dire
empruntant pour prêter, ils, eux-mêmes puis leurs enfants, seront à
l’initiative de tous les progrès : le chemin de fer qui va recouvrir
l’Amérique, le pétrole, l’automobile bien sûr, l’aviation, le cinéma, la
télévision (les appareils puis les émissions),… Le crack de 1929 qui aurait pu
tout leur faire perdre, les oblige à rebondir et s’adapter. Actions, bons
d’investissements, prêts, assurances, c’est l’argent qui désormais rapporte toujours
plus d’argent, jusqu’au trading et à l’effondrement de 2008 qui leur fera tout
perdre.
Stefano Massini déroule son texte à la façon des
rhapsodes, utilisant, comme eux, des « chevilles », épithètes
homériques pour marquer les personnages (Henri la tête, Emanuel le bras, Mayer
le bulbe), fragments de récits et de dialogues qui reviennent régulièrement,
comme en écho, pour planter un décor (la poignée qui coince ou l’enseigne que l’on
repeint), façonner les caractères, souligner la récurrence des situations.
C’est l’épopée du capitalisme qu’il nous raconte, à
la fois Iliade et Odyssée, écrasée par le poids de la fatalité, puisqu’il faut
toujours grandir, grossir, monter… comme « une automobile qui n’a pas de
freins ». L’ascension foudroyante et inexorable de cette entreprise
familiale, sans but ni autre issue semble-t-il que la chute, semble symbolique
du système lui-même. Ces tableaux, tels des chants, rythmés par des refrains en
yiddish, au-delà de l’anecdote historique, nous donnent des clés de
compréhension du monde.
Si démonstration il y a, elle est habile et
discrète. C’est par petites touches que Stefano Massini dissémine des éléments
de réflexion : instants de lucidité des personnages ou allégories qui
alerteront le spectateur (ou le lecteur). À lui de trouver un sens (ou un
non-sens) à tout ceci. Seuls quelques mots rapportent l’inquiétude suscitée par
l’annonce de la prise de pouvoir des masses laborieuses en Russie, la cour
faite au régime nazi au nom des affaires. Un fildefériste exerce devant Wall
Street et jamais ne tombe, excepté au matin d’un jeudi d’octobre de 1929.
Ce grand texte littéraire, à la manière des épopées,
propose sa vision de la société, avec ses jeux de pouvoir, ses desseins, sa
propre critique inscrite en filigrane. À côté des essais aux démonstrations
rigoureuses, il impose par sa fulgurance une vision globale des grands
principes qui gouvernent le monde.
CHAPITRES DE LA CHUTE – Saga des Lehman Brothers
Stefano Massini
Traduit de l’italien par Pietro Pizzuti
302 pages – 18 euros
L’Arche éditeur – Collection « Scène
ouverte » – Paris – septembre 2013
Cette pièce a été créée à la Comédie de
Saint-Étienne en 2013. Le parti pris d’Arnaud Meunier, le metteur en scène,
fut particulièrement dynamique puisqu’il répartit les parties narratives qui
composent l’essentiel du texte entre les personnages, parfois presque mot à
mot. Ceux-ci parlant alors d’eux à la troisième personne.
Bande annonce du spectacle :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire