Pour quoi faire ?

19 mars 2017

À NOS AMIS

Sept après « L’insurrection qui vient », le Comité invisible reprend la plume pour « déchiffrer un monde où la confusion a fleuri sur le tronc de la méprise. » Les insurrections sont venues mais pas la révolution.
Nous vivons une séquence historique, une série d’éruptions survenant dans des espaces nationaux hermétiques mais qui ont la même signification. Pourtant, ceux que les auteurs appellent « notre parti » se heurtent à leur propre héritage idéologique, « un canevas de traditions révolutionnaires défaites et défuntes ». Quant au capital, en adoptant la gestion de crise comme technique de gouvernement, il n’a pas simplement substitué au culte du progrès le chantage à la catastrophe, il a voulu se réserver la stratégie du présent.
Depuis que Milton Friedman conseilla à ses Chicago Boys de déclencher une crise pour imposer un changement, celle-ci est belle est bien devenue une technique politique de gouvernement. Il s’agit de susciter volontairement le chaos afin de rendre l’ordre plus désirable que la révolution, de déstabiliser pour stabiliser.
Les insurrections contemporaines des mouvements des places sont motivées par le dégoût pour une existence imposée : être seuls face aux nécessités de la vie quotidienne. En Europe, un désaccord éthique est posé par la question de l’austérité qui oppose une conception de culture protestante du bonheur (être travailleur, économe, sobre, honnête, discret, diligent, tempérant) à une conception du sud.
Les élections forment depuis deux siècles l’instrument le plus usité, avec l’armée, pour faire taire les insurrections car les insurgés ne sont jamais une majorité. De même l’apologie d’une insurrection citoyenne des consciences, prônée par Stéphane Hessel et tous les indignés, ne fait que conjurer la menace d’une insurrection véritable. Qui plus est l’indignation affirme une étrangeté mensongère, une impuissance qui voudrait s’exempter de toute responsabilité en se convertissant en supériorité morale.
Cependant, tous ces mouvements ont démontré la capacité d’auto-organisation quotidienne et celle de la pratique de l’assemblée.
Un mouvement qui exige aura cependant toujours le dessous par rapport à un mouvement qui agit. Destituer le pouvoir c’est le privé de sa légitimité, le conduire à assumer son arbitraire. Pour rendre irréversible cette destitution il faut renoncer à sa propre légitimité.
Le pouvoir ne réside plus dans les institutions mais dans les infrastructures. Les politiciens ne sont pas là pour nous représenter mais pour nous distraire. Construire une force révolutionnaire  aujourd’hui c’est générer une force historique et non un système de gouvernement.
L’ouvrier est souvent devenu un gardien des machines. Le rapport entre production et travail est inversé puisque celui ne commence que lorsque la production est arrêtée.
Autrefois, le pouvoir reposait sur la confiance. Il fallait éviter la disette pour éviter l’émeute. Aujourd’hui il repose sur le contrôle. Le gouvernement, avec la cybernétique, gère un environnement social, structure des possibles.
Depuis que l’Union européenne a décidé de faire payer la Grèce pour sa révolte impardonnable, les grèves se succèdent. Deux fois, le 5 mai 2010 puis le 12 février 2012, elle a frôlé l’insurrection. Pourtant la détermination ne suffit pas. Les auteurs se proposent d’étudier les défaites face à quarante ans de contre-révolution. Si leur ton catégorique semble sans appel et pourra vexer certains, il n’est cependant pas inutile de passer outre pour saisir toutes les nuances de leurs analyses et y réfléchir. Nous ne pouvons ici les reprendre dans leur intégralité mais seulement tenter un bien pauvre résumé.
Ils reprochent aux pacifistes (pages 137 à 142) de faire de l’assemblée l’achevé du politique, ce qui a condamné le mouvement des places à demeurer un indépassable point de départ. Ils opposent à la conception occidentale de la guerre, vieille de 2 500 ans qui la réduit à un affrontement armé, celle des Chinois qui cherchaient à s’épargner des pertes en tentant de « gagner la bataille avant la bataille ».
Aux radicaux (pages 143 à 149) ils reprochent d’entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même. Ils affirment que n’est révolutionnaire que ce qui cause effectivement des révolutions. Le seul soucis des révolutionnaires sera donc de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent afin de parvenir à une situation révolutionnaire. Étudiant les doctrines de la contre-insurrection, ils proposent une stratégie qui ne visent pas l’adversaire mais sa stratégie en évitant le piège de la symétrie. La tactique de la répression est de faire exister un sujet radical révolutionnaire pour le dénoncer et l’empêcher d’être la puissance d’agir des gouvernés.
La pluralité irréductible ne permettra jamais de paisible unité, cependant il est préférable de choisir les formes d’affrontements internes qui renforcent les révolutions à celles qui les entravent.

Le capital organise chaque territoire à gouverner, les zones à forte extraction de plus-value, les délaissées, et ne gouverne plus une population générique mais la jeune classe créative et les inemployables. Il s’agit donc désormais de faire sécession non en se détachant du territoire national mais en habitant un territoire en assumant sa configuration située du monde et depuis là, entrer en complicité ou en conflit. Ainsi les Zapatistes ont-ils réussi à prendre en tenaille l’État mexicain dépassant leur lutte locale et se liant à toutes sortes de force de part le monde.
La commune n’est pas morte, elle revient. Ce qui fait commune, c’est le serment prêté par les habitants d’un lieu de se tenir ensemble. Dans le chaos du XIe siècle, en France, la commune c’était le pacte de se confronter ensemble au monde, se jurer assistance, s’engager à se soucier les uns des autres et à se défendre contre tout oppresseur. C’était une conjuration avant que les légistes royaux des siècles suivants n’associent le terme à l’idée de complot pour mieux sans débarrasser. Tout mouvement, toute rencontre véritable, tout épisode de révolte, toute grève, toute occupation, est une brèche ouverte qui atteste qu’une vie commune est possible. Plus le vernis social s’effrite, plus se répand, souterrainement mais sensiblement, l’urgence de se constituer en force.
Les auteurs considèrent l’économie sociale et solidaire comme une alternative au combat, plutôt qu’une alternative au capitalisme. La Banque mondiale l’a déjà instrumentalisée comme technique de pacification politique. La mobilisation de la « société civile » et le développement d’une « autre économie » ne sont pas une réponse à la « stratégie du choc » mais l’autre mâchoire de son dispositif, car elle préserve la concentration du pouvoir politique et économique au lieu de le remettre en cause. Le problème n’est pas la pauvreté mais la richesse.

La commune est l’organisation de la fécondité. Elle fait naître toujours plus qu’elle ne revendique. La force ne surgit pas de la désignation de l’ennemi mais de l’effort fait pour entrer les uns dans « la géographie des autres », de la connexion de l’hétérogène et non pas l’homogénéisation du contradictoire, tandis que l’État organise savamment la guerre de tous contre tous.
Toute puissance a trois dimensions : l’esprit, la force et la richesse. La condition de sa croissance est de les tenir toutes trois ensemble. Renoncer à construire des mondes de ses mains, c’est se vouer à une existence de spectre.

« Rien ne garantit que l’option fasciste ne sera pas préférée à la révolution.
Nous ferons ce qu’il y a à faire.
Penser, attaquer, construire – telle est la ligne fabuleuse.
Ce texte est le début d’un plan.
À très vite. » concluent-ils.

L’intransigeance des auteurs, pour « ce con de Camus » ou « ce pauvre Thoreau », pourra agacer. Il faut passer outre ces affirmations sans intérêt pour trouver le véritable propos.
Ce texte est revigorant tant les certitudes sont un piège confortable et le doute une nécessité vitale. Il ne s’agit pas plus qu’avec d’autres d’en attendre une vérité mais de se confronter à des analyses redoutables pour trouver son propre chemin. Ce livre ébranle et pourtant il incite à revenir à lui souvent.


À NOS AMIS
Comité invisible
250 pages – 10 euros
La Fabrique Éditions – Paris – octobre 2014

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