Pour quoi faire ?

25 mars 2017

UN AUTRE FUTUR POUR LE KURDISTAN ?

Inspirés par Abdullah Öcalan, révolutionnaire marxiste emprisonné depuis dix-sept ans, lui même influencé par la lecture de Murray Bookchin, les Kurdes de Syrie et de Turquie tentent de mettre en œuvre une société sans État. Passés de l’indignation à l’organisation, ils construisent en ce moment même une société de la mesure, sans domination idéologique, politique, économique, sociale, culturelle. Ils affirment que l’utopie n’est pas de croire en un autre futur sans État, mais de croire que l’émancipation puisse venir du pouvoir. Ils disent que ne pas prendre le pouvoir nécessite d’être encore plus réalistes et mieux organisés que pour le prendre.

Murray Bookchin (1921-2006) a défendu et théorisé le principe du municipalise libertaire pour donner aux hommes le moyen de sauver la planète en vivant mieux. Si sa pensée a évolué tout au long de sa vie, elle s’oppose néanmoins à l’écologie qui ne remet pas en cause le postulat fondamental de la société actuelle, à savoir que la nature est dominée par l’homme et collabore objectivement au maintien du capitalisme. Il propose de remplacer celui-ci par « une société écologique fondée sur des relations non hiérarchiques, des communautés décentralisées, des technologies écologiques. » Il s’agit de profiter du progrès pour réorganiser la société à partir de la commune.
Son « écologie sociale » s’oppose au courant passéiste qui propose un retour mystique à la nature et au courant écolo-technocratique  qui attend de la science et la technique toutes les solutions. Rejetant le capitalisme financier et le capitalisme d’État, il propose une société émancipée qui abolit la propriété privée, répartit les biens en fonction des besoins individuels, élimine les relations marchandes, réduit le temps de travail, organise la rotation des tâches.
Le « municipalisme libertaire » s’organise au niveau de la commune dont l’assemblée populaire est l’organe législatif et exécutif. Au contraire de la commune socialiste où le collectif l’emporte, la commune libertaire considère l’individu comme un être responsable et non comme un citoyen gouverné, obéissant et votant. Les décisions sont prises au consensus en recherchant le compromis et la minorité n’est pas tenue d’appliquer la décision de la majorité tant que cela ne nuit pas aux intérêts de la commune. Les assemblées populaires sont coordonnées en conseils locaux confédérés à travers des délégués pourvus de mandat impératif, soumis à rotation, révocables et surtout munis d’instructions écrites rigoureuses par rapport aux ordres du jour.
L’économie est municipalisée, par opposition à la nationalisation marxiste, et autogérée.
La révolution contre l’État s’effectue en sapant ses bases institutionnelles par des structures parallèles, en sabotant la démocratie parlementaire par la démocratie et l’action directes.


Emprisonné en Turquie depuis 1999, Abdullah Öcalan, chef charismatique du Parti des travailleurs du Kurdistan (P.K.K.) rend public son projet de confédéralisme démocratique en mars 2005. Constatant l’échec militaire du combat pour la libération nationale et les dangers de la création d’un nouvel État-nation kurde, il renonce à la lutte armée et propose de composer avec l’État turc, dans le cadre juridique d’une constitution démocratique, une juridiction kurde, fonctionnelle et minimale, destinée à disparaitre. Il reconnait que le nationalisme est une « conception petite-bourgeoise » qui s’exprime dans la conception « de nation-État ayant des caractéristiques presque religieuses ». Il reproche aux organisations traditionnelles kurdes, tels les tribus, les émirats de cheiks, d’aghas, et plus généralement l’aristocratie prompte à collaborer avec le système dominant, d’être des « reliques du Moyen Âge », des « institutions parasitaires qui doivent être vaincues de toute urgence ». Pour asseoir leur capacité d’exploitation, État et capitalisme nient la diversité pour imposer une citoyenneté homogène avec une identité nationale, une culture et une religion uniques, en s’appuyant sur quatre piliers idéologiques : le nationalisme donc, le sexisme, la religion et la science positiviste. Abdullah Öcalan qui a beaucoup lu, réfléchi et écrit en captivité, a développé un projet anarchiste de démocratie sans État, conforme à la pensée de Murray Bookchin qui l’a profondément influencé, si ce n’est que sa base morale est la recherche de la paix et de l’égalité entre les peuples plutôt que l’écologie. Il en trace les grandes lignes sachant que la pratique adaptera le schéma. Il s’agit de passer d’une production par intérêt à une production de partage et de cohabiter dans l’État turc, pour développer une confédération de communautés d’habitants des territoires kurdes, un modèle qui s’étendra à tout le Kurdistan, à tout le Proche-Orient, à toute la planète. En 2007, une Feuille de route est rédigée avec l’Union des communautés du Kurdistan (K.C.K.). En 2009, il propose à l’État turc un plan d’action démocratique en trois phases : cessez-le-feu unilatéral du P.K.K., création d’une « commission de vérité et de réconciliation », reconnaissance du K.C.K., mais le Président Erdogan fera échouer les négociations. C’est en Syrie où l’État n’a plus d’emprise sur le territoire kurde que le confédéralisme démocratique va finalement s’appliquer.

La révolution syrienne éclate en 2011. En novembre 2013, un congrès regroupant délégués et représentants des partis et organisations civiques, proclame unilatéralement la mise en place d’une administration démocratique autonome de transition dans les trois enclaves kurdes de Syrie. Le 29 janvier 2014, elle adopte la Charte du contrat social de l’autonomie démocratique au Rojava qui s’applique sur les trois cantons, Jazira, Kobané et Efrin. Pierre Bance en présente en détail les principes juridiques mis en place. La peine de mort est abolie. L’enseignement rejette les « politiques éducatives antérieures fondées sur des principes racistes et chauvins. » Tous les organes publics, notamment les assemblées législatives et les comités exécutifs, « doivent être composés d’au moins 40% de l’un ou l’autre sexe ». Elle doit être lue comme un texte de transition.

Le Kurdistan est un territoire de 500 000 km2 où vivent 35 millions d'habitants, répartis sur quatre pays. Le Bakûr, en Turquie, en regroupe 13 à 15 millions et le Rojava, en Syrie, 3 à 4.Pierre Bance analyse à l’aide de nombreux témoignages et avec beaucoup de nuances, les limites de cette révolution en cours : le culte de la personnalité d’Abdullah Öcalan et son passé marxiste-léniniste, la nécessité du maintien d’une armée, la liberté religieuse et la libération de la femme, l’autoritarisme, le rôle des partis dominants, la bureaucratie, l’électoralisme, le développement de l’économie coopérative, la survivance de l’État et du capitalisme.
Il rapporte un certain nombre d’exemples de réformes et essaye de jauger leur portée et leur étendue. Les prisons doivent devenir des établissements d’enseignement dans lesquels il ne s’agit plus de punir, mais d’éduquer et de réinsérer. L’armée n’a ni galons ni insignes. Les hiérarchies doivent être remplacées par des autorités de compétence. Tous les étudiants de l’Académie de police ont du suivre des cours de résolution non violente des conflits et de théorie féministe, avant de toucher une arme. L’objectif ultime est de donner à tous les habitants six semaines de formation de policier afin d’éliminer la police. L’usure est interdite et tout intérêt prohibé et réprimé.
Avec la même précision, il décrit l’évolution des rapports de force des partis en présence en Turquie où la répression depuis 20 ans a chassé de leurs terres au moins 2 millions de personnes et détruit 4 000 villages. Depuis 1984, on dénombre 45 000 tués, par l’armée turque et les escadrons de la mort.
De la même façon, il revient sur la situation en Syrie. Il analyse l’équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif. En mars 2016, une assemblée constituante a décidé d’instituer un « système fédéral démocratique du Rojava et de la Syrie du Nord », dont l’ambition est « de réaliser une union démocratique entre tous les peuples du Moyen-Orient et de transcender les frontières nationales pour créer un environnement assurant une vie pacifique et fraternelle pour tous. »

L’auteur conclut en rappelant qu’il a souhaité apporté un regard aussi juste que possible. Il encourage le lecteur à entendre l’appel des kurdes à rejoindre leur mouvement, en inventant ici aussi sa propre Commune sur la base d’assemblées populaires à mettre en place partout. Il revient sur cette définition de Camus, qu’il donnait en ouverture, d’une confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l’histoire de l’Occident depuis l’antiquité, d’une lutte entre l’idéologie allemande et l’esprit méditerranéen : la société concrète contre la société absolutiste, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l’individualisme altruiste contre la colonisation des masses.

La moindre référence est toujours rigoureusement renseignée par une note citant la référence précise, numéro de page compris, complétée si besoin par des citations. Travail absolument remarquable qui s’attache plus à la compréhension d’un système politique, à ses sources, à son existence tant juridique qu’effective, à ses limites, qu’à rapporter l’héroïsme des faits. Lecture indispensable pour découvrir une « utopie concrète » dont on parle tellement peu par ailleurs. Un changement ne sera possible que s’il est mondial. Il est donc nécessaire de demeurer attentif à ce qui se passe ailleurs.



UN AUTRE FUTUR POUR LE KURDISTAN ?
Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique
Pierre Bance
402 pages – 20 euros
Éditions Noir & Rouge – Paris – février 2017
https://editionsnoiretrouge.com/




On pourra suivre l’évolution de ces évènements actuels en consultant le site « Autre futur »  où l’auteur intervient régulièrement.



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