Pour quoi faire ?

7 septembre 2017

SE DÉBARRASSER DU CAPITALISME EST UNE QUESTION DE SURVIE

Anthropologue et sociologue de formation, Paul Jorion a travaillé dans l’intelligence artificielle comme ingénieur, puis a effectué une incursion dans le monde de la finance au département de la gestion du risque de la banque Countrywide, pour concevoir des algorithmes dont la complexité dépassait les compétences des économistes ou des comptables, encouragé par Claude Lévi-Strauss, son maître, qui voyait là une occasion unique pour qu’un anthropologue pénètre dans ce milieu.

La forme de cet ouvrage pourra dérouter. Montage thématique d’extraits d’articles et d’interviews de différentes périodes, parus de 2008 à aujourd’hui, il laisse apparaître pas mal de répétitions… qui permettront de mieux assimiler certaines notions particulièrement complexes. ;-)
Il faut cependant passer outre cette première impression, pour peu qu’on soit intéressé par le propos, car celui-ci permet justement de comprendre ces notions particulièrement complexes. Par ailleurs les analyses et conclusions de l’auteur, d’une grande clarté sans pourtant rester superficielles loin de là, méritent notre plus grande attention.

De même que le progrès technologique et la mécanisation du travail ces dernières décennies, la robotisation et la logiciélisation à venir provoqueront une destruction de l’emploi car le profit que représente la diminution du travail, est confisqué par certains au dépendant d’autres. La rareté entraîne une baisse des salaires jusqu’en deçà du minimum de subsistance, et une augmentation de la précarité, une « ubérisation » de l’économie. Paul Jorion considère comme insoluble le problème du chômage. La seule solution serait d’accepter la mécanisation du travail tout en veillant à ce que son bénéfice aille dans un pot commun pour servir la communauté dans son ensemble. « S’il n’y a pas de prise de conscience générale, pas de rébellion dans les cinq années qui viennent, c’est cuit pour l’espèce humaine ! Se débarrasser du capitalisme était une question de justice au XIXe siècle, maintenant c’est une question de survie. » ajoute-t-il.

Juste avant la crise des subprimes, l’effondrement des marchés financiers en septembre 2008, il fut un des rares à mettre en garde contre les credit default swap (CDS). Il s’agit d’un système d’assurance sur les emprunts d’État ou des entreprises, contre le risque de non-versement des intérêts et le non-remboursement du principal. Peuvent également y souscrire ceux qui n’y sont pas exposés, n’ayant rien prêté. On parle alors de « position nue ». Le montant des primes est déterminé par l’offre et la demande au nom de la supposée omniscience des marchés, ce qui en fait un outil dangereusement spéculatif. Habituellement, la probabilité du risque est évalué de façon objective par un calcul actuariel basé sur l’historique des incidents par exemple, la santé financière de l’emprunteur. Par exemple, on pourra acheter des CDS sur les prêts accordés à la Grèce sans même posséder ce type d’obligation mais uniquement pour faire grimper le montant des primes, simplement pour parier sur une tendance. Les taux d’intérêt demandés à ce pays s’élèveront également, augmentant alors réellement son risque de défaut de paiement… qui rapporterait, s’il survenait, de fortes primes ! En s’assurant contre un risque qu’ils ne courent pas, les spéculateurs accroissent la probabilité qu’il se concrétise. Ainsi, la Grèce empruntait sur deux ans en 2011 avec un taux à 74% !!
Le marché américain des CDS se montait à 62 000 milliards de dollars en septembre 2008, chiffre proche du total des dépôts bancaires à l’échelle de la planète.

Les intérêts particuliers l’emportent au prétexte, inventé au XIXe siècle puis mûri au département d’économie de l’université de Chicago, qu’ils peuvent être définis, au contraire de l’intérêt général. Milton Friedman expliquait que la notion de « responsabilité sociale (…) conduit immanquablement au totalitarisme ». Plus tard, il prodigua ses conseils au général Pinochet !
Ainsi la France et la Belgique ont-elles recapitalisé Dexia en novembre 2012 à hauteur de 5,5 milliards d’euros, après les 6,5 déjà dépensés en 2011. Elles n’avaient guère le choix car en cas de faillite, leurs garanties auraient été activées avec un coût évalué pour la seule Belgique à 54 milliards d’euros, soit un gonflement de sa dette publique de 15%. Et en 2014, l’Europe abandonnait son Programme européen d’aide aux plus démunis, dont le budget annuel était de 500 millions ! Intérêts particuliers contre intérêts général.
Les mesures d’austérité comme celles imposées à la Grèce par la Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) font baisser le niveau d’éducation et l’espérance de vie.
Un rapport du FMI évoqua à ce sujet, en 2013, l’incompétence, l’amateurisme et la complicité de la France et de l’Allemagne, jouant contre leur propre camp, pour délester leurs banques de leurs actifs dévalorisés auprès de la BCE, de faire donc payer par l’ensemble des contribuables grecs et européens les pots cassés.
Paul Jorion conclut cette autopsie ainsi : « Ce n’est donc pas l’Europe en tant que telle qui est cause du malheur des peuples, mais l’idéologie agressive de ceux qui la dirigent et qui au lieu d’unir les nations dans un projet commun les dresses les unes contre les autres et, à l’intérieur de chacune de celles-ci, dresse chaque individu contre tous les autres, sous la bannière inhumaine des dogmes de concurrence-compétition-compétitivité. »

Il explique pourquoi et comment toute réforme fut impossible, tout projet de régulation sabotée. L’opacité et l’absence de contrôle restent la règle. Prenant des exemples très précis, propositions du régulateur des marchés boursiers américains ou de l’organisme fédérant les régulations sur le marché des matières premières, il montre comment leurs mesures pour empêcher la reproduction d’événements susceptibles d’entraîner un effondrement total du secteur financier, ont été systématiquement neutralisées par un intense lobbying, parfois financé par les aides versées aux banques par le contribuable ! Les milieux financiers ont mis leur veto à toute autre stratégie que la reconstruction à l’identique du système financier dévasté en 2008.

Les stocks-options furent inventés en 1975 pour araser l’antagonisme entre dirigeants et actionnaires. Depuis, les dirigeants, qui étaient le rempart contre l’avidité des actionnaires car veillaient aux intérêts à long terme de l’entreprise, bénéficient eux aussi d’une hausse du cours de l’action et raisonnent à court terme.

La spéculation fut interdite en France jusqu’en 1885.

Un établissement financier est qualifier de systémique lorsque sa faillite est susceptible d’entraîner à sa suite un effondrement du système financier dans son ensemble. Autrefois on les appelait too big to fail !

La « banque de l’ombre » est la partie du secteur financier qui ne bénéficie par de la garantie automatique de l’État. Son existence est injustifiable. Avant la crise, elle pesait 20 000 milliards de dollars alors que les banques proprement dites n’en pesaient que 11.

Un conflit d’intérêt existe dans le secteur des agences de notation depuis 1975 car celles-ci sont rétribuées par l’émetteur d’un titre de dette dont elles évalueront le risque. Cet exercice constitue en soi un service public.

Trois approches étaient envisageables vis-à-vis des banques systémiques : les démanteler en petites unités dont le défaut n’entraînerait pas d’effet domino, décourager ou interdire leurs activités à risque, accroître leurs réserves. Mais le secteur financier s’en défendit pour que rien ne change, assuré d’être renfloué une nouvelle fois par l’argent des contribuables en cas de danger et plus préoccupé par la recherche de profits.
Pour démontrer la connivence entre les décideurs et les grandes entreprises, il énumère quelques uns des nombreux responsables politiques qui après avoir initié une réforme favorable aux multinationales, ont occupés de hautes fonctions auprès de celles-ci.
Et aucune firme n’a été poursuivit en 2008 « pour ne pas causer d’impact négatif sur l’économie » si elles avaient été accusées de comportement criminel.


Un capitaliste avance un capital à un entrepreneur qui le fera fructifier puis, tous deux se partageront le surplus généré pas la combinaison de ces avances et du travail humain. Depuis 1975, ils ont substitué à la part déclinante du surplus revenant aux salariés, le crédit à la consommation. Le versement des intérêts est alors ponctionné sur le salaire de l’emprunteur, produit de son labeur et non sur le surplus généré grâce aux avances.


Paul Jorion  tire comme enseignement de la crise qu’une concentration excessive de la richesse grippe le fonctionnement de l’économie. Il préconise une politique fiscale susceptible de l’empêcher en ciblant tout d’abord le versement des intérêts et de l’héritage, en n’imposant pas le travail mais plus substantiellement les revenus du capital, de manière dissuasive les gains dus au jeu, c’est-à-dire aux opérations financières, et  les rentes de situation dans le but de les éliminer entièrement.


Il explique que le Pacte de stabilité et de croissance, la fameuse règle d’or, est une « blague de potache ». Le déficit annuel et la dette souveraine, exprimés en points du PIB, ce qui n’a aucun sens. Ils doivent être respectivement contenus à 3 et 60% maximum. Or un budget est équilibré lorsque les recettes compensent ou dépassent les dépenses. Bénéfice ou déficit serait déjà un indicateur plus sensé.

La chute de Dexia (voir plus haut) est due aux crédits structurés qu’elle proposait aux collectivités. Celles-ci contractaient un emprunt à un taux « bonifié » c’est-à-dire moins élevé que ceux du marché au moment de la signature. En contre-partie, elles couraient le risque de voir ce taux augmenter si les cours changeaient. Il s’agissait là encore de parier, parfois sur la fluctuation du cours d’une monnaie ! Profitant de leur naïveté, la banque faisait donc assurer ses propres risques par ses clients.

En mars 2013, lorsque Chypre se trouva en difficulté financière, elle alla chercher l’argent sur les comptes en banque et les livrets d’épargne des déposants, essentiellement des « exilés fiscaux » russes, faute de pouvoir ponctionner ses contribuables.


L’économie politique apparut au XVIIIe siècle et se développa jusqu’à la fin du XIXe, fondée sur l’analyse des rapports entre groupes exerçant des fonctions économiques distinctes, les classes sociales. Elle irrita les milieux financiers, tout particulièrement lorsque David Ricardo (1772-1823), théoricien éminent, agent de change et spéculateur, décréta que seul le travail créé de la valeur et que tout gain apparemment dû au capital masque en réalité la spoliation des travailleurs. Thèse reprise par Marx. Aussi, à partir des années 1870, les milieux financiers encouragèrent une nouvelle approche fondée sur un Homo œconomicus indifférencié, uniquement préoccupé de maximiser l’utilité personnelle des bien qu’il peut acquérir grâce à des ressources. Ce courant dit néoclassique n’est qu’un programme politique cherchant à se faire passer pour une science, exemple tragique de « fossilisation de la pensée ». En 1969, ces économistes ont même obtenu la création du « prix Nobel d’économie », en réalité décerné par la Banque royale de Suède « en hommage à Alfred Nobel », afin de légitimer les thèses défendues par les économistes de l’école de Chicago.

Sismondi avait proposé, dans les années 1820, que tout ouvrier remplacé par une machine bénéficie d’une rente indexée sur la richesse créée désormais par celle-ci.

Les « réformes structurelles de compétitivité », imposées par les gouvernements européens comme remède à tous les maux, relève en fait d’une baisse des salaires en tendant à les aligner sur ceux du Bangladesh et d’une maximisation de la part de richesse créée qui reviendra aux nantis. Le moins-disant juridique et fiscal a atteint le seuil de l’intolérable parce qu’il instaure en régime idéal la piraterie que les entreprises transnationales exercent sur l’économie mondiale, tandis que les petites entreprises contribuent seules, par le versement de l’impôt, aux frais de maintient de l’ordre commercial.

La reconnaissance par le FMI que sa préconisation d’une politique d’austérité était fondée sur une erreur de calcul ne fut cependant suivie par aucun changement de politique. S’il a bien reconnu qu’une relance de l’économie par la dépense publique aurait été profitable, l’austérité est maintenue.

Ce compte-rendu qui se veut avant tout « utilitaire » pourra apparaître décousu, cherchant synthétiser le maximum d’informations, sans pouvoir les retenir toutes. Ce recueil d’articles est cependant bien organisé comme une tentative (réussie) d’appréhension de ce qui s’est passé, pourquoi c’est arrivé et comment y remédier.
Paul Jorion propose ainsi une dizaine de solutions simples et de bons sens, même s’il a répété tout le long de son ouvrage que toute tentative de réglementation et de régulation, était systématiquement sabotée, sauf lorsque l’indignation de l’opinion publique, parfois, parvenait à imposer des sanctions (par exemple lors du scandale du Libor en Grande-Bretagne).
Il suggère, pour briser l’engrenage infernal qu’il vient de décrire et qui conduit à une impasse, ce qu’il considère comme un changement de civilisation :
restaurer un État providence irréversible et intangible,
briser la machine à concentrer la richesse,
promouvoir la gratuité de tout ce qui fait partie de l’indispensable (alimentation, santé, éducation, vêtement, logement),
remettre en question la définition comptable arbitraire qui classe les salaires parmi les coûts de l’entreprise alors que les dividendes restent des bénéfices,
taxer le travail des machines, robots et logiciels,
rétablir l’interdiction de la spéculation,
mutualiser les dettes au niveau européen tout en mettant en place un système fiscal unique sur la zone euro,
instaurer un nouveau système monétaire international en remplacement de celui de Bretton Woods,

Le diagnostic de Paul Jorion est sans appel : il faut se débarrasser du capitalisme très rapidement. L’exposé permet d’en comprendre les rouages, y compris les plus complexes. Ses propositions offrent des pistes de réflexion intéressantes même si les possibilités de leur mise en place semblent illusoires tant le système est verrouillé, et si elles relèvent plus de l'aménagement raisonnable que du remplacement du capitalisme finalement.
À chacun d'en tirer ses conclusions.
Animé par une lucidité accablante et un sentiment d'urgence inflexible, il alerte et prescrit des remèdes. Il ne reste plus qu'à appliquer le traitement.


SE DÉBARRASSER DU CAPITALISME EST UNE QUESTION DE SURVIE
Paul Jorion
306 pages – 19 euros.
Éditions Fayard – Paris – Avril 2017




Du même auteur : 

LE DERNIER QUI S’EN VA ÉTEINT LA LUMIÈRE : essai sur l’extinction de l’espèce.

LA SURVIE DE L’ESPÈCE

PENSER TOUT HAUT L’ÉCONOMIE AVEC KEYNES.

 

 

 

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