Autobiographie de l’éditeur-libraire François Maspero.
Il confie, avec une grande sincérité, les souvenirs tragiques de son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses parents, arrêtés, sont déportés. Il ne devra d’échapper à partager leur sort à un officier allemand venu arrêter sa mère, mais qui ce jour-là ne voulait pas s’encombrer d’enfants. Il avait treize ans.
Longtemps il questionnera les témoignages pour comprendre les derniers jours de son père qui ne reviendra pas de Buchenwald, il cherchera à savoir si l’humanité parvient à survivre dans la barbarie des camps.
Son frère aîné l’entraîne un peu dans les cambriolages de mairies isolées à la recherche de papiers, tickets de rationnement, mais pas dans les exécutions d’officiers allemands qu’il improvise dans les rues de Paris, avec quelques camarades de lycée. Il s’engagera dans l’armée de libération et mourra au front.
François Maspero tente de comprendre le poids de ces figures familiales sur lui, ce qu’il leur doit, ce qu’il doit à leur absence, sa « peur de n’être pas à la hauteur ». « Ce n’est pas tout d’être un survivant, encore faudrait-il se prouver qu’on en est digne. »
Il raconte beaucoup ses voyages, son besoin de rencontres, de sens : « J’ai fait plusieurs métiers et j’ai eu cette chance inestimable de les aimer tous passionnément. Mais je n’ai jamais pu m’empêcher d’éprouver, dans le même temps le besoin d’être ailleurs. Je suis sûr que ce n’était pas par besoin de fuir la réalité. C’était et c’est toujours, au contraire, par besoin de plus de réalité. »
Il relate son premier grand voyage, seul, en 1948, dans l’Allemagne détruite, alternant avec le récit de ses rencontres dans la Yougoslavie en cours d’éclatement, tentant de découvrir des parallèles. Il reviendra souvent à Sarajevo et ailleurs, mesurant, aussi impuissant que les gens qu’il écoute, la désintégration de la société. « Revenir à la malédiction de Babel, c’est quand même une sacrée régression dans les millénaires. »
Le souvenir de Michèle Firk qui voulait « être un rouage de la révolution », revient souvent, à la Havane ou à Paris.
Avec le récit de sa vie de libraire, il mesure ce qu’il lui doit : « Ma culture, à la fois foisonnante et lacunaire, je la dois à ce va-et-vient permanent entre l’arrivée de cartons à déballer et celle de clients qui commentaient leurs lectures, en demandaient d’autres, m’ouvraient de nouveaux horizons et de nouvelles pistes. »
Éditeur, il subira, entre 1960 et 1962, saisis et inculpations pour atteinte à la sureté de l’État, incitation de militaires à la désobéissance et à la désertion, atteinte au moral de l’armée, injures envers l’armée. La guerre fera irruption dans sa librairie, rue Saint-Séverin, le soir du 17 octobre 1961*.
Il remet en perspective l’intitulé d’une de ses collections, les « Cahiers libres », avec une citation de Péguy figurant dans l’un de ses premiers catalogues : « Ces cahiers auront contre eux tous les menteurs et tous les salauds, c’est-à-dire l’immense majorité de tous les partis. »
Il cherche à relier ses aventures professionnelles à forte dimension politique, avec l’engagement de ses parents. « Bref, soyons métaphoriques : de toutes les abeilles qui m’avaient précédé, je n’avais rien gardé du miel. Seulement l’aiguillon. J’étais bien devenu une guêpe. »
À de nombreuses reprises, il se rend à Cuba, en Algérie, en Israël et dans les territoires palestiniens, souvent à la rencontre d’auteurs. Il cherche à comprendre l’histoire en marche. Publier le plus de témoins possibles, leur donner la parole, relève pour lui d’un devoir moral, même si, comme pour tout, il demeure lucide et critique, évite l’autosatifaction. « La mauvaise conscience, la conscience malheureuse, en soi, ne sert à rien, sauf à produire un individu insupportablement mélancolique – à moins qu’il ne tire finalement une excellente conscience d’afficher haut et fort sa mauvaise conscience. Mais avoir conscience, simplement, donne à la vie son poids élémentaire et indispensable. Donner mauvaise conscience aux autres ? Ce peut être aussi l’hypocrisie qui consiste à refiler le paquet. » Il cite encore une fois son amie Michèle Firk qui lui parlait de ses propres luttes : « Rien n’est plus important que ce combat politique parce que nous sommes tous menacés, cernés, et que nous ne pouvons pas ne pas choisir. »
Il accepte le qualificatif d’ « intellectuel organique » que lui attribuait Pierre Vidal-Naquet. « Pour moi, l’expression désignait celui qui n’a pas de connaissances poussées dans tel ou tel champ spécifique, mais met la culture qu’il a acquise sans diplômes et son savoir-faire technique au service des connaissances des autres en leur servant, en quelques sorte, d’intendance – et j’espère avoir été et être toujours cela. »
La librairie de La Joie de Lire fermera en 1975. « Mais la seule solution, pour être vraiment le Chat-Qui-S’en-Va-Tout-Seul, c’est d’écrire. » Il deviendra auteur à son tour, puis homme de radio pour France Culture, toujours aussi autodidacte. « Chaque fois, j’ai appris et pratiqué un métier dans lequel, au départ, j’étais entré comme par effraction. Lorsqu’on se retourne pour voir le chemin parcouru, on espère toujours trouver une cohérence dans une marche que, sur l’instant, on a vécue à chaque pas comme une incohérence, parfois erratique, buissonnière en tout cas. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai eu l’envie, même velléitaire, de partager et de faire partager. S’il faut absolument trouver une cohérence, elle doit être là. »
Magnifique témoignage. Au-delà de l’intérêt autobiographique d’un acteur important dans années 60 et 70, son regard sur cette période, ses récits, ses analyses, sa permanente quête de sens, sont vraiment intéressants.
* Voir : LA BATAILLE DE PARIS - 17 octobre 1961
LES ABEILLES & LA GUÊPE
François Maspero
290 pages – 20 euros
Éditions du Seuil – Paris – Octobre 2002
330 pages – 7,90 euros
Éditions du Seuil – Collection "Point" – Paris – Octobre 2003
Voir aussi le film de Chris Maker : "On vous parle de Paris - François Maspero, les mots ont un sens" (1970)
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