Pour quoi faire ?

21 juin 2018

À QUOI SERVENT LES POLITIQUES DE MÉMOIRE ?

Les politiques de mémoire mises en place par les gouvernements tendent à construire une société apaisée mais elles ne semblent pas avoir rempli leur mission. Sociologues et politistes aux CNRS, Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc tentent de comprendre.

« La certitude que le passé a des « leçons » à nous donner, que la vérité seule (la connaissance opposée à l’oubli) empêchera les violences de se reproduire, parce que – leitmotiv bien connu – un passé qu’on oublie est condamné à se répéter », comme le goût des Justes, des sages et des victimes capables de dépasser leur douleur, sont unanimement partagés. « Les politiques de mémoire doivent réécrire l’Histoire en redistribuant les rôles de bon et de mauvais. » Choquer, émouvoir  serait un moyen efficace pour reconquérir les coeurs et les esprits. Se souvenir en commun permettrait la formation de citoyens tolérants.
Si la construction de récit national n’est pas nouvelle, l’institutionnalisation du rappel du passé est récente. En France, la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives a été créée en 1999 et si une seule journée a été ajoutée au calendrier commémoratif entre 1954 et 1999, neuf ont été instaurées depuis.
Des programmes inspirés de la « théorie du contact » cherchent à faire cohabiter des jeunes issus de groupes aux passés antagonistes pour miner les préjugés et susciter des amitiés durables.
Les commissions de vérité, en Amérique latine, au Rwanda, en Afrique du Sud, sont supposées « guérir » les victimes traumatisées et refonder les sociétés endeuillées en jetant les bases d’un nouveau contrat social ou de nouvelles mythologies nationales.

Cependant, les auteurs expliquent que l’hypothèse de « l’oubli qui condamne à répéter » est davantage un argument politique qu’une loi psychologique et que se sont les interactions sociales quotidiennes qui forgent la mémoire. Elles constatent l’échec relatif des politiques de mémoire puisque leur développement est concomitant de la montée des actes antisémites (passés de 82 en 1999 à 241 en 2014, avec un pic de 614 en 2012 en France) et racistes. Les actes terroristes se sont multipliés en France depuis janvier 2015, tous comme le nombre d’électeurs du Front National que les autres partis politiques ont choisi de présenter comme incarnation des idéologies racistes, voire héritier des pratiques violentes de la Seconde Guerre mondiale, plutôt que comme réceptacle de haines résultant de l’échec de leur propres politiques sociales.
Plusieurs études lors d’expositions mémorielles montrent que ces politiques participent à fermer le groupe qu’elles sont supposées ouvrir. Destinées à un public abstrait plutôt qu’aux groupes perçus comme haineux ou indifférents, les dispositifs mémoriels touchent en majorité les élèves, les retraités et les professionnels concernés. On connaît depuis longtemps les limites de l’influence de l’éducation à la citoyenneté. Il semble plus facile de conforter des normes dans des groupes déjà bien disposés que de convaincre des intolérants ou des indifférents. L’apport de connaissances historiques sur la Shoah, par exemple, ne transforme pas les convictions d’élèves se disant proches de l’extrême droite et en Afrique du Sud, le dispositif pédagogique refusant un récit manichéen, entraîne l’indifférence des élèves et banalise le racisme persistant dans la société contemporaine. L’apartheid est analysé dans le soucis de jauger les responsabilités des deux camps, éludant leur asymétrie.
Le sociologue Émile Durkheim insiste sur l’importance de mille et un petits « bruits » qui empêche une pleine attention et une totale imprégnation dans une salle de classe. L’école n’est pas un pur face-à-face entre l’éducateur et l’élève mais un des mondes sociaux fréquentés par ce dernier. Le filtre familiale oriente très nettement l’interprétation du message porté par les politiques scolaires de la mémoire.
Les relations d’amitié nées dans le cadre de colonies de vacances mixtes ne sont pas aisément transportées à leur retour dans une société clivée et travaillée par des politiques belligènes.
« La confrontation avec le passé présente davantage l’occasion d’exprimer publiquement, de légitimer et d’actualiser des valeurs, plutôt que de les acquérir », « un peu comme on fréquente un lieu de culte pour montrer sa foi ». Elle encourage et renforce aussi les stéréotypes des visiteurs déjà acquis à une vision discriminante.
Les leçons du passé n’existe donc pas en soi. Elles sont brouillées et reformulées au moment même où elles sont reçues car toujours prises dans des interactions sociales.
Les commissions de vérité sont mises en place pour « libérer les peuples des traumatismes nés des violences politiques – par une catharsis collective libérant des émotions à la façon de la tragédie antique – » et fonder une nouvelle forme de justice, réparatrice, une démocratie meilleure. En demandant aux victimes et au public de policer leur langage, de la dépolitiser, elles tentent d’endiguer la parole, notamment les accusations politiques car, souvent accompagnées d’une loi d’amnistie, elles sont l’outil d’une réconciliation créée par décret. Elles jugent souvent quelques responsables plutôt qu’une criminalité faite système.

Une expérience de psychologie sociale menée dans une faculté de théologie américaine au début des années 1970, montre que les étudiants à qui on venait de relire la parabole du bon samaritain ne s’arrêtaient pour aider un homme étendu au sol immobile que s’ils n’allaient pas être en retard à un important rendez-vous pour leur carrière.
S’appuyant toujours sur d’abondants travaux, les auteurs expliquent –  c’est sans doute là le tournant de l’ouvrage et sa partie la plus intéressante – que la socialisation primaire et les apprentissages précoces ne déterminent pas les préférences partisanes mais forment des grilles de lecture. Les habitus et les cultures structurent les hommes mais, sauf « rééducation massive », un comportement n’est jamais prévisible. Les hommes se comportent moins en extériorisant des dispositions (normes de conduite, préférences politiques, principes moraux) qu’en choisissant une attitude conforme au rôle qu’ils pensent devoir jouer, en fonction de la manière dont les autres réagissent et acquiescent, en fonction, donc, du cadre situationnel. «  La personnalité morale est une rationalisation révisée lors de chaque interaction et parfois véritablement éprouvée lorsque la personne sort de ses routines. »
« La haine et la convoitise matérielle ne sont ni les aliments premiers ni les ingrédients uniques des génocides » et on ne pourra prévenir une guerre en comptant sur des citoyens vertueux. Sommés de haïr ou tuer, ils s’y résolvent en situation et rationalisent ensuite leurs actes. Abondants sont les témoignages de tueurs, riches de ces valorisations du goût de « travail » bien fait, de la camaraderie, de la dévotion patriotique, etc. Mobilisés par une autorité politique ou militaire et pris dans des interactions avec d’autres hommes, ils peuvent tuer avec ou sans haine, malgré la fermeté de leurs convictions humanistes et principes moraux, des victimes déshumanisées.
Au contraire, les sauveteurs occupent souvent une position marginale par rapport à leur groupe d’appartenance et sont sollicités à porter secours dans le cadre d’une liberté d’agir. Au Rwanda comme dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale, ceux qui ont aidé des personnes menacées avaient en commun l’imperfection de leur intégration sociale.

Après avoir émis leurs doutes de sociologues sur l’efficacité des leçons du passé, en conclusion, Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc proposent de réorienter les relations sociales plutôt que de réformer des individus qui auront tout le temps de se dédire ensuite. Une égalisation des conditions sociales peut rendre plus difficile la mobilisation violente au nom de l’écart des modes de vie. Leur étude mérite d’apporter de vraies réponses à la question posée et devrait interpeler en haut lieu malheureusement, comme elles l’expliquent, « la politique n’est pas affaire d’efficacité réelle, mais de fiction efficace ».





À QUOI SERVENT LES POLITIQUES DE MÉMOIRE ?
Sarah Gensburger, Sandrine Lefranc
186 pages – 17 euros
Éditions des Presses de la Fondation nationale des sciences politiques – Paris – Septembre 2017




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