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12 octobre 2018

LE CAPITALISME A-T-IL UN AVENIR ?

Cinq chercheurs universitaires spécialisés dans l’analyse des systèmes-mondes se penchent sur les signes de ruptures annonçant le déclin et anticipant la fin du système actuel. Il s’interrogent sur celui qui pourrait lui succéder et, recourant aux sciences sociales, se demandent comment pourrait s’effectuer la transition.


Immanuel Wallerstein explique que le système capitaliste obéit à la recherche persistante de l’accumulation sans fin du capital, selon un cycle décrit par Kondratiev : phase expansive de croissance grâce à une situation de quasi-monopole obtenue par une innovation, garantie par les interventions de l’État, puis une phase B d’érosion de la rentabilité, ralentie par les délocalisations pour préserver la marge. Dans le cadre d’une économie-monde, on observe aussi des cycles hégémoniques au cours desquels un État impose à tous les autres un ensemble de règles d’action dans les trois sphères de l’activité économique : la production, le commerce et la finance, avec un avantage sur le plan militaire et une domination culturelle et géo-culturelle, puis, sa puissance hégémonique déclinant, une « guerre de trente ans » opposent les deux puissances les mieux placées pour se disputer la succession de la domination du système-monde, période de crise structurelle.
Il raconte la dernière grande lutte pour l’hégémonie entre l’Allemagne et les États-Unis, de 1914 à 1945 puis le pacte tacite de Yalta qui neutralisa la force militaire du seul rival du vainqueur, l’Union soviétique.
Au cours des cinquante dernières années, le degré de dé-ruralisation s’est accentué au point d’épuiser les sites possibles de délocalisation. L’externalisation des autres coûts de production, l’élimination des déchets toxiques, le renouvellement des matières premières et la construction des infrastructures nécessaires au transport et à la communication, n’est plus considérée comme parfaitement normale. « Pour les producteurs, la possibilité de l’accumulation sans fin du capital semble être désormais de plus en plus compromise. »
Au cours de la révolution mondiale de 1968, le libéralisme centriste a perdu sa légitimité comme idéologie dominante du système-monde. La droite mondiale s’est émancipée et lancée dans une contre-offensive, la mondialisation néo-libérale, afin de reconquérir « le terrain gagné par les couches subalterne pendant la phase A du cycle de Kondratiev ». Pour maintenir leur niveau élevé de rémunération les capitalistes se sont tournés vers le secteur financier. « Le mécanisme clé de la spéculation est l’incitation à la consommation par le biais de l’endettement, un phénomène qui s’est répété lors de toutes les phases B des cycles de Kondratiev. »
Suite au « fiasco politico-militaire du programme néo-conservateur de machisme unilatéral impulsé entre 2001 et 2006 par l’administration du président George W. Busch », a émergé un monde multipolaire avec huit à dix centre de pouvoirs régionaux suffisamment forts pour pouvoir négocier de façon autonome avec ses rivaux. Dès lors, le climat anxiogène encourage la recherche d’alternatives politiques inédites : « vindicte irrationnelle contre une série de boucs émissaires » d’un côté, possibilité de déconstruire les préjugés sur le fonctionnement du système-monde de l’autre. La principale hantise des gouvernements est d’éviter « un soulèvement des chômeurs alliés à une classe moyenne dont l’épargne et les retraites son en train de s’évaporer.
La question n’est plus de savoir comment réformer le système capitaliste de façon à relancer sa capacité à poursuivre efficacement l’accumulation du capital car il s’est trop écarté de l’équilibre, mais quel système va le remplacer. Un système stable conservant les caractéristiques fondamentales du système actuel : hiérarchie, exploitation et polarisation de la société, pourrait émerger, ou au contraire, un système relativement démocratique et égalitaire. Immanuel Wallerstein nomme ces alternatives « esprit de Davos » divisé entre ceux qui privilégie une répression sévère à court et à long terme et ceux qui favorisent la stratégie du Guépard chère à Giuseppe Tomasi di Lampedusa selon qui il faut « tout changer pour que rien ne change », et « esprit de Porto Alegre », en distinguant ceux qui s’efforcent d’institutionnaliser une forme de décentralisation fonctionnelle du monde et de leur propre mouvement, un « horizontalisme », rejetant la croissance économique, et ceux qui pensent que les efforts collectifs sont voués à l’échec sans l’obtention du pouvoir et une organisation verticale. Pendant une crise structurelle, le système tend à s’écarter de plus en plus de l’équilibre, aussi des mobilisations sociales de faible dimension peuvent avoir des effets très puissants.


S’appuyant sur la théorie marxiste des crises économiques de longue durée Randall Collins pronostique la crise terminale du capitalisme. Si elle n’a pour l’instant pas eu lieu, c’est que le chômage technologique (du au remplacement du travail humain par des machines) ne concernait jusqu’à présent que le travail manuel, décimant la classe ouvrière. Le capitalisme a été sauvé par l’essor de la classe moyenne mais celle-ci est désormais menacée par la deuxième grande phase d’élimination du travail humain. Il passe en revue les cinq échappatoires possibles, selon lui désormais obsolètes :

  • L’innovation technologique ne permettra plus de créer plus d’emplois qu’elle n’en détruit. De plus, à terme, la programmation informatique sera entièrement réalisée par des ordinateurs.
  • L’expansion géographique des marchés a commencé à délocaliser les emplois de la classe moyenne, érodant les salaires, les supprimant dans les pays du centre du système-monde, moins compétitifs que dans ceux de la périphérie.
  • Pour que les marchés financiers sauvent la classe moyenne en déclin, il faut que tout le monde devienne capitaliste ou employé du secteur financier. Or, si les banques gèrent des volumes de plus en plus massifs d’instruments monétaires, elles réduisent leurs effectifs. Par ailleurs, plus les « métamarchés financiers » ont un caractère « pyramidal », plus ils sont volatils et sujets à des crises.
  • L’intervention d’un État-providence de type keynésien sera également inefficace. Beaucoup d’emplois administratifs sont aussi condamnés au chômage technologique, y compris dans le secteur militaire. Et tant que le moteur de l’économie sera la recherche du profit privé, des politiques de soutien public au secteur privé pourront prolonger la vie du capitalisme mais certainement pas résoudre le problème à long terme. « La crise budgétaire de l’État est l’un des principaux facteurs de son possible effondrement. » Une rupture révolutionnaire pourrait alors déboucher sur un renversement du système de propriété, avec une prise de contrôle du système financier.
  • L’inflation des diplômes, c’est-à-dire l’augmentation du niveau de formation exigé des candidats à un emploi, contribue à absorber la main d’oeuvre excédentaire en retardant l’entrée sur le marché du travail mais abandonnent la plupart à des emplois subalternes. Aux États-Unis, l’un des secteurs les plus créateurs d’emplois est celui du tatouage ! Sous la bannière de la méritocratie et de la technologie de pointe, l’expansion de l’éducation est souvent une des seules formes légitimes et acceptées de politique économique de type keynésien. Aux États-Unis, la dette étudiante se chiffrait en 2011 à 10 du PIB.
Randall Collins considère comme possible un taux de chômage structurel de 50% en 2040 et de 70% peu après, entrainant une crise de l’État, budgétaire d’abord puis institutionnelle. La perspective d’une révolution anticapitaliste peut engendrer, de façon préventive ou justifiée par une situation de quasi guerre civile, un régime autoritaire néo-fascisme. À moins qu’un parti politique conquière le pouvoir par les urnes sur la base d’un programme anticapitaliste. Plus la crise structurelle de la classe moyenne sera profonde, plus elle favorisera la mobilisation électorale dans le sens d’une révolution institutionnelle pacifique. Si cette transformation touche un pays de grande taille, elle peut entrainer une séquence de changements en cascade. La crise écologique pourra renforcer la crise du capitalisme généralement prévue autour de 2030-2050, même si ses effets les plus dévastateurs sont attendus aux environs de 2100. « On assistera sans doute à un mouvement de balancier entre les faiblesses respectives de la planification étatique centralisée et de l’économie de marché généralisée. Il n’est donc pas question d’une émancipation finale de l’humanité, mais d’une oscillation réaliste entre les deux extrémités d’un complexe dilemme socioéconomique.


Michael Mann conteste certains points de l’analyse d’Immanuel Wallerstein, ne considérant pas les sociétés comme des systèmes mais « comme un enchevêtrement de multiples réseaux d’interaction » dont les quatre plus importants sont les rapports de pouvoir idéologiques, économiques, militaires et politiques. Par ailleurs, il rappelle que les êtres humains sont parfois gouvernés par des émotions puissantes qui outrepassent la raison, rendant leurs actions souvent imprévisibles. Il s’attache cependant à décrire des scénarios alternatifs possibles après avoir analyser les deux crises les plus graves et les mieux documentées de l’histoire du capitalisme : la Grande Dépression et l’actuelle Grande Récession, tentant d’en tirer des enseignements pour comprendre la future crise, même si elles relevaient d’une convergence de différentes chaînes causales difficilement prévisibles. Il considère possible « une contraction de l’économie en Europe et aux États-Unis » avec des effets négatifs sur le commerce mondial, entrainant une forte diminution des exportations de l’Inde et de la Chine par exemple. On aurait alors une « crise systémique du capitalisme » car de nombreux pays emprunteraient la voie de l’austérité, par idéologie, décision inappropriée qui aggraverait la récession due à des raisons économiques. « La fin de l’hégémonie américaine aura donc bien lieu tôt ou tard au cours du prochain demi-siècle, et ce ne sera pas beau à voir. » Toutefois, plutôt que la fin du capitalisme, pourrait advenir un « meilleur capitalisme au sein duquel l’ensemble de la planète jouirait du même type de droits que les travailleurs occidentaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ». Un scénario pessimiste avec un taux de chômage élevé aboutirait à une société de type deux tiers/un tiers, avec des pauvres minoritaires, bénéficiant de transferts sociaux et caritatifs pour empêcher qu’ils ne tentent de se révolter ou dissuadés par la répression, considérés « comme des ratés, des parasites, des assistés ». Plus que le naufrage du capitalisme, ce serait celui de la classe ouvrière, faiblement organisée. Un scénario optimiste envisage la stabilisation durable d’une forme de capitalisme à faible croissance. Michael Man considère plus probable la fin du socialisme révolutionnaire. Cependant, il identifie deux crises potentiels qui pourraient invalider ses projections : la menace d’une guerre nucléaire, à la probabilité totalement incalculable, et le changement climatique. Il pronostique que les efforts substantiels pour enrayer les émissions, comme déconnecter la société de la logique implacable du profit, taxer le flux des ressources non renouvelables plutôt que le capital ou le travail, combattre l’obsession de croissance, réduire le pouvoir des élites, maîtriser la logique inexorable de la « citoyenneté consumériste », n’interviendront pas avant que les impacts du changement climatique ne se fassent sentir avec force vers le milieu du XXIe siècle. Ces deux crises incontrôlables signifieraient « la fin non seulement du capitalisme mais aussi de la civilisation humaine ».


Rappelant qu’Immanuel Wallerstein et Randall Collins ont prédit vers la fin des années 1970 le déclin du communisme en Russie, Georgi Derluguian propose de revenir sur cette « dérive structurelle », à la recherche de prémices théoriques utilisables dans le débat sur les perspectives du capitalisme. Il revient sur les réformes absolutistes de Pierre le Grand, modernisant l’État et les institutions, l’industrialisation à marche forcée par les bolcheviks, en suivant les modèles de la discipline militaire et de la planification allemandes, des chaînes de montage chères à Henry Ford. La société soviétique mettait en jeu trois acteurs : les cadres dirigeants de l’économie formant une nomenklatura ankylosée, l’intelligentsia libérale, spécialistes instruits et intellectuels créatifs, et les travailleurs. La « domestication politique » de ces derniers fut mise en oeuvre par l’incitation par la nomenklatura à « imiter son impéritie complaisante », la tolérance tacite de l’inefficacité dans la production, tout en dénigrant les ingénieurs et les intellectuels. 1989 marque aussi la fin du communisme en Chine. « Au lieu d’une stratégie rationnelle mettant à profit les atouts de la superpuissance soviétique pour négocier une inclusion collective plus honorable au sein de la hiérarchie capitaliste mondiale, la nomenklatura a dilapidé et cannibalisé les actifs soviétiques dans une fuite en avant visant protéger ses positions oligarchiques individuelles tant face à la purge gorbatchévienne que face au danger de rébellions populaires. » Les élites oligarchiques sont souvent incapables de gérer une transition. En Chine cependant, les communistes ont réussi à s’intégrer au capitalisme mondial en tant qu’ «  intermédiaires pragmatiques entre les capitaux étrangers et la main-d’oeuvre locale ».
Randall Collins pronostique qu’au XXIe siècle, le principal facteur de la crise du capitalisme aura pour conséquence des conflits de type lutte des classes.


Craig Calhoun ne croit pas à l’idée d’un effondrement imminent du système. « Si le capitalisme devait perdre sa position dominante dans les affaires économiques mondiales, ce serait plutôt par le biais d’une transformation prolongée et de l’essor d’autres types d’organisation économique se développant parallèlement aux activités capitalistes. » Obsédés par la réduction des coûts et la poursuite de la compétitivité immédiate, les pays de l’OCDE ont négligé le bien-être et la sécurité à long terme de leurs populations, sapé les institutions traditionnelles de l’État providence. La financiarisation augmente la vulnérabilité du système. « La somme des actifs financiers représente quatre fois la valeur de tous les titres et dix fois celle du PIB mondial. » Le déficit de légitimité politique assorti au creusement des inégalité, menace la continuité du capitalisme. S’éloignant de plus en plus d’un état d’équilibre, le système pourrait atteindre une bifurcation irréversible, sans toutefois déboucher sur un effondrement ou une révolution, mais plutôt sur la stagnation. Par ailleurs, le système tend à détruire ce qui rend possible son existence même : l’État, la société, la nature, tendance aggravée par le néolibéralisme et la financiarisation extrême.
Craig Calhoun postule sur une « croissance verte » qui permettrait au capitalisme « de prospérer tout en relevant le défi écologique », ou alors les limites à la croissance rendront la survie du capitalisme problématique et insoutenable.


Cette confrontation de différents points de vue, mélange d’accords et de divergences, inhabituelle dans un même ouvrage, permet au lecteur d’arbitrer un débat productif, pour se forger sa propre opinion à l’aide d’une vision panoramique. Cet ouvrage regorge d’analyses que nous n’avons pu rapporter, malgré la longueur déjà conséquente de ce compte-rendu.

LE CAPITALISME A-T-IL UN AVENIR ?
Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluguian, Craig Calhoun
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry
338 pages – 20 euros
Éditions La Découverte – Collection « L’Horizon des possibles » – Paris – Novembre 2014
336 pages – 12 euros
Éditions La Découverte – Collection « Poche sciences » – Paris – Mai 2016






D'Immanuel Wallerstein :

COMPRENDRE LE MONDE - Introduction à l’analyse des systèmes-mondes

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