Fils d’ouvrier serrurier, Jean-Baptiste André Godin, découvre l’injustice et la dureté de la vie ouvrière au cours de son tour de France de compagnon, entre 1835 et 1837 : conditions de logement déplorables, longueur de la journée de travail, salaires de misère, travail des enfants, y compris en dessous de huit ans, malnutrition, épidémies. En 1842, il lit un article sur la théorie de Fourier, premier réformateur à ses yeux à rechercher « la réalisation de la justice, de la liberté et du bonheur pour tous sur la terre ». Il a l’idée de remplacer la tôle des poêles par la fonte, dépose le brevet en 1846 et achète des terrains pour construire son usine à Guise. En 1848, il se rend à Paris, s’enthousiasme pour la révolution et se présente sur la liste phalanstérienne. Il soutient l’expérience phalanstérienne de Victor Considérant au Texas. « Godin se distingue de la majorité des penseurs sociaux qui ne conçoivent pas de changement social sans rupture, sans violence, sans lutte contre les exploiteurs. Il s’agit non pas d’imposer par la force et à tous un modèle, mais de réunir une population dans un village où seront bannies toutes pratiques qui n’expriment pas les « aspirations les plus larges, les plus élevées et les plus généreuses de l’esprit ». » « Godin est un expérimentateur et ses propositions sonnent comme une critique de l’action politique détachée de l’action économique et sociale. »
« Avec une longue expérimentation et une recherche juridique approfondie, Godin fonde l’Association du Familistère en 1880. L’ensemble compte alors 330 logements et 1770 habitants. » Bâti dans une boucle de l’Oise, les bâtiments sont entourés de promenades, de squares, de vergers et de jardins d’agréments. Sont construits une « nourricerie », une société de musique, un corps de sapeurs-pompiers, un théâtre, des écoles, des lavoirs et des bains, des magasins, une piscine de 50 m2, des salles de conférences, des écuries, une usine à gaz, des associations religieuses, sportives, musicales,… Il expliquera que dans le « palais social », « les choses ne peuvent être faites au seul point de vue d’un usage particulier ; elles sont, au contraire, étudiées par l’association en vue des besoins de tous ; il faut que les mêmes appartements puissent loger le pauvre et le riche, suivant les circonstances. » Pour l’approvisionnement, tous les intermédiaires sont supprimés : les marchandises sont achetées par un syndicat et vendues à la masse à son profit. À cette coopérative de consommation est associée une cuisine collective. Des caisses de prévoyance (assurance-maladie, service médical, frais de pharmacie…) sont financées par les retenues sur salaires décidées par des conseils élus par les sociétaires. L’usine verse à ces caisses mutuelles une somme égale au montant des cotisations. Il considére que la clef de la réussite économique est l’innovation, qui est elle même le produit de l’éducation, à condition que celle-ci soit de très grande qualité.
Godin est « marqué par la science médicale de son siècle », celle de l’hygiénisme. « Godin ne vise pas à supprimer la misère en tant qu’origine d’une décadence morale ou d’une révolte potentielle. Il vise à supprimer les causes de la misère en changeant un système économique qu’il considère comme fondamentalement injuste. » Il se distingue des pratiques philanthropiques dont « l’action est dominée par la volonté du philanthrope et non par le bien-être des bénéficiaires », ainsi que des pratiques paternalistes, notamment dans la politique urbaine du Nord de la France, qui cherchent avant tout à assurer la stabilité de la production. Godin vise la fusion des classes, non leur séparation. Il vivait d’ailleurs au familistère. Il s'est dépossédé de sa fortune au profit de la « Société du Familistère de Guise – Association coopérative du capital et du travail », puis les ouvriers ont accèdé à la propriété par leur travail. Jean-François Draperi présente le « parcours d’émancipation progressive » qui donne accès à la propriété collective et au pouvoir de décision partagé. « En résumé, on ne naît pas coopérateur, on le devient. » La répartition de l’excédent est divisée entre la mutualité et l’éducation, le fonds de réserve, la rémunération du capital et du travail, la rémunération des capacités.
Après cette très complète présentation, l’auteur entreprend la critique des deux interprétations existantes de la relation entre Godin et Fourier, le considérant comme un « fondateur de l’économie sociale » et pas seulement un héritier des utopistes sociaux. L’exposé de la théorie de Fourier, notamment son soucis de rendre le travail attrayant et satisfaisant par le développement des passions « cabaliste », « papillonne » et « composite », est claire et synthétique. « La conception de l’homme, être exprimant ses passions ou être en devenir, constitue la différence essentielle entre Fourier et Godin. » De plus, Godin ne recherche pas la réalisation du bonheur mais l’allégement des souffrances des classes ouvrières, le bien-être physique et moral, dans les limites d’une répartition plus équitable des fruits du travail. Il s’inscrit pleinement dans la révolution industrielle, concevant une alternative à l’entreprise capitaliste.
Jean-François Draperi défend Godin non seulement comme théoricien, penseur majeur du mouvement coopératif mais surtout comme fondateur de l’économie sociale contemporaine. Avec lui « ce n’est plus le capital qui fait la loi au travail, c’est le travail qui fait connaître au capital son utilité ou son inutilité ». Alors que dans la seconde moitié du XIXe siècle, deux courants coopératifs s’opposent, les courants de production et de consommation, Godin est autant coopérateur que mutualiste. Son Familistère est « une expérience qui valide une analyse et des principes d’action ». Il affirmait avoir quitté le terrain de l’utopie pour entrer dans celui de la réalité concrète.
Il se distingue de Marx en ne cherchant pas à supprimer le capital et la propriété mais en inversant leurs rapports avec le travail. Il veut libérer l’homme de l’exploitation de son travail. Il reproche au syndicalisme de s’attaquer aux effets plutôt que directement aux causes, et défend un socialisme organisateur plutôt que révolutionnaire. Il propose de participer de façon démocratique à la direction des entreprises. « La pensée marxiste retourne la violence capitaliste, par l’affirmation de la lutte des classes, sur le terrain de l’entreprise capitaliste. La pensée coopérative ou utopiste détourne la violence capitaliste par la mise en oeuvre d’une entreprise alternative. » Par ailleurs, « la société communiste ne peut exister qu’à la condition d’assujettir chacun au régime qu’elle prescrit. Dès lors, l’individu ne relève plus de lui-même, mais de la règle commune ; sa liberté est anéantie. » (in Solutions sociales – 1871) Pour Godin, « la société doit être ouverte à toutes les conceptions sociales, mais nulle d’entre elles ne doit être obligatoire pour la société toute entière. » (in La République du travail et la Réforme parlementaire – 1889)
Taylor (1856-1915) recherchait avec son « organisation scientifique du travail » (OST) la prospérité maximum aussi bien pour l’employeur que pour chaque salarié. S’il a bien obtenu une augmentation considérable de la richesse produite avec la perte d’autonomie et de qualification des ouvriers, il a échoué dans l’arbitrage du conflit permanent entre patron et ouvrier sur le partage de la plus-value. Par ses innovations institutionnelles, Godin dépasse l’inégalité que produit l’exploitation du travail par le capital et définit des conditions de travail non aliénantes. Il élève la qualité de la vie au Familistère et la condition ouvrière, non par le salaire mais par la participation à la vie sociale.
Cette étude critique de l‘expérience du Familistère de Guise, utopie concrète qui fonctionna un siècle durant, s’appuie sur la volumineuse production théorique de Godin. Jean-François Draperi s’emploie à démontrer sa grande modernité et son exemplarité. Son exposé en intéressera certainement plus d’un.
GODIN, INVENTEUR DE L’ÉCONOMIE SOCIALE
Mutualiser, coopérer, s’associer
Jean-François Draperi
204 pages – 17 euros
Éditions Repas – Valence – Septembre 2010
http://editionsrepas.free.fr/
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