Pour quoi faire ?

27 octobre 2019

LA SOCIÉTÉ DU BIEN-ÊTRE

« Ce Monde repose uniquement sur la Foi (le Crédit), c’est-à-dire le mensonge », accuse Agustín García Calvo. Il conteste et déconstruit ce que « d’ores et déjà les fonctionnaires des Impôts et de la Banque ont appris à appeler la Société du Bien-être ». « Par conséquent, ceux qui s’estiment si contents avec ce qui existe et qui aiment tellement cela qu’ils sont disposés à travailler jusqu’à la mort pour que cela continue à se développer, pour que cela continue à exister, s’ils sont tellement certains de la Réalité et du fait que ce qui est est ce qui est, et rien de plus, s’ils croient tellement en cette Réalité au point d’y mettre leur petite âme de tout un chacun, ceux-là n’auront pas grand-chose à lire ni à redire dans cette analyse de leur Société : parce qu’ici nous luttons pour ce qui n’existe pas, car nous en avons par-dessus la tête de ce qui existe et nous pensons que cela vaut le coup de voir si l’on peut utiliser la vie et la raison pour faire quelque chose qui ne soit pas ce qui est déjà fait. »

Seule la Foi de « ceux qui croient en la Société du Bien-être et en la Réalité en général » permet à celles-ci d’exister. De « fâcheux et malheureux événements » ne cessent de se produire « en périphérie du Développement », « horripilantes épidémies de faim », « conflits qui dévastent tout à petit feu », servis par le petit écran et la Une des Journaux, « aux Masses pour qu’elles prennent conscience, par contraste, de leur Bien-être ».
Au temps de « grand-père Marx », on savait que « la richesse du bourgeois n’était rien de plus qu’une élaboration de la misère (la vente de la vie) des travailleurs ». De même, on pense que les États riches profitent du produit de la misère. En fait « à mesure que l’administration de la misère se développe, la richesse, qui était son objet, se transforme, devient elle-même misérable, elle pourrit et se vide ; et c’est là que s’exerce la vengeance des misérables : sur les biens eux-mêmes ». « La pauvreté sur laquelle se maintient le Développement ne se manifeste pas comme mauvaise conscience des Personnes, mais comme mauvaise qualité des choses mêmes. » « Tout le management du Bien-être consiste au final à la technique du Substitut », afin que les sujets du Développement s’alimentent et se divertissent avec des représentations des choses comme si elles étaient des choses.
Les choses ayant disparu, la Réalité est devenue monétaire. L’argent est devenue la chose des choses : la Réalité. L’État et le Capital sont la même chose depuis qu’ils sont unis par le Critère de Rentabilité. L’idée de leur séparation n’est toujours en vigueur que grâce à sa vacuité. Les politiques et les banquiers sont soutenus pas une même Foi dans le Futur. Dès lors, les Services Publics qui étaient improductifs dans l’État d’antan, tenu pour obligé de « compenser l’humiliation et l’écrasement des gens au nom de la Patrie (la Patrie des Patrons) par quelques réparations », quelques « charités d’État », doivent désormais être rentables, mettre l’argent en mouvement au lieu de le dépenser et « maintenir la Foi dans le Futur, tout en envoyant paître les gens au présent ».
La notion d’impôt, même si elle doit être maintenue en jeu « comme mensonge soutenant la domination », a perdu tout son sens : « Quand, vous, Monsieur, déclarez et payez le Trésor Public, sachez-le, vous ne faites rien de bien différent que quand vous chargez votre Banque de vous acheter des actions de telle ou telle Entreprise du Futur. »
L’État essaie de procurer à l’Entreprise un Homme façonné par « l’apprentissage du vocabulaire du trésor public », un Individu Personnel, une Personne cultivant un « égoïsme domestiqué et monétaire ». « Cet homme EST argent. » Il ne vend plus son travail mais lui-même, devient « une valeur du Marché ». Ainsi « le schéma de la prostitution (…) apparaît généralisé dans le Bien-être institutionnalisé ».
Aucune Personne n’est intelligente car « la Foi est le contraire de l’intelligence : elle permet tout au plus une habileté de calcul, une capacité stratégique de classification, de prévision, de planification ; mais mettre dans des cases c’est nier les possibilités infinies ; prévoir c’est empêcher l’action, négative et créatrice, en donnant pour sûr (comme l’exige le Crédit) les chemins du futur ; et c’est ainsi que la Foi tue l’entendement ». Le « langage commun et populaire », qui s’oppose au « jargon des Politiques et des Banquiers », des « Philosophes et Littérateurs de la Culture », est intelligent. « Ne pas croire est le premier point. Et ainsi pouvoir dire aux Exécutants du Pouvoir et de l’Argent : nous ne voulons pas de votre vocabulaire, de vos Noms et de vos sigles, dont nous ignorons la signification : nous avons le langage que personne ne manipule, le langage de n’importe qui ; le langage qui sait toujours, au moins, dire NON. »
Le Peuple est « le contraire de la Masse d’Individus unies par la Foi ».
Les « Barbaries du Développement » ne doivent pas être attribuées « à des personnages machiavéliques », mais à l’État et au Capital. « Ceux qui savent et croient qu’ils savent » ne constituent pas plus « un gouvernement de Sages et de Philosophes » tel que l’imaginait Platon, que le « regroupement et la solidarité des opprimés » constitués en « Démocraties Éclairées » après avoir pris le Pouvoir.
« Le Syndicat se trouve réduit à n’être qu’une succursale collaborant avec la Banque et l’État au soutien du Capital », régulant la course des prix et des salaires, maintenant le taux de Chômage, décomptant les créations de Postes de travail.

La force de ce Régime, le vide, est aussi sa faiblesse. Pour renverser cette « Religion ultime (l’Économie, l’Idée de l’Argent) », il suffit de divulguer les soupçons sur le vide de cette Foi.
Ce qui reste de Peuple en nous, peut refuser la création de nécessités, industrie première de l’Empire du Développement pour maintenir l’illusion que l’Argent peut les satisfaire, au profit de « nécessités palpables et sensibles qui ne se réduisent pas à une Idée, et qui ne sont ni fabriquées ni vendues par l’Argent ».
« L’Idéal du Développement n’est, au fond, que la perfection d’un mensonge qui est à la racine de l’Histoire même, depuis qu’il y a des Lois et une Administration de la Justice : vouloir faire croire que la propriété est compatible avec l’usufruit et aller jusqu’à soumettre l’usufruit à la propriété. Par ici, en bas, nous n’y croyons pas : nous savons la douceur du « fruit de l’enclos d’à côté », que savait décrire le gentilhomme Garcilaso, et nous déclarons qu’utiliser n’est pas posséder : ou tu l’as ou tu en jouis, mais les deux, non. » Agustín García Calvo illustre ce « sentiment de l’utilité qui ne se vend pas » en distinguant « le fait d’être propriétaire d’un moyen de transport » et « le fait de monter dans un moyen de transport qui passe par là pour faire le voyage qui se présente ». La lutte contre l ‘Automobile Personnelle s’appuie sur les moyens de transports utiles qui ne se prêtent pas à la propriété et ne servent pas au Développement.
L’utilité des machines, « qui venaient montrer que le travail, la condamnation de Jéhovah, n’était qu’un spectre, et que, grâce aux esclaves mécaniques, il n’était plus nécessaire que les gens continuent à travailler, ou très peu », a été bousillée par les Exécutants du Développement. « Il ne s’agit donc pas de renoncer aux machines, mais d’en faire usage : de les utiliser pour autre chose que de les vendre, de les acheter, de les avoir. »
L’égoïsme sensuel et le sens commun aideront à discerner, « dans le monde que l’État-Capital transforme en une énorme décharge », les biens palpables et désirables. « Il ne s’agit pas de contenter équitablement la population avec des substituts (…), en répartissant une misère de Supermarché entre des millions de sujets, (…) mais, au contraire, que les palais et les festins des princes et des bourgeois s’ouvrent à tous, que n’importe quel luxe (d’usage, et non pas de propriété), que les ingéniosités et bienfaits soient à la portée de tous. »
Laisser « les mains et les intelligences libres de faire les choses que demandent le désir et la raison », inventer des chemins au lieu de « réaliser le Futur fatal tracé depuis le Haut », « laisser vivre sur terre des gens plutôt que des Masses d’Individus comptés en unités, chacune constituée de pur argent », est impossible tant que l’on continue à s’appuyer toujours sur le même modèle d’État. « La chute du Capital entraîne avec elle la chute de l’État. »
Faire disparaître l’Argent n’a rien d’utopique ni d’impossible en soi. Il suffit de constituer « des communautés suffisamment petites pour que les voisins puissent être à eux-mêmes leur administrateur et gouvernement, sans votes ni représentants démocratiques ». Il ne faut pas tomber dans le piège de la pureté mais utiliser ses propres contradictions et ses propres failles.
De la même façon que le langage populaire n’est à personne et à tout le monde, seule richesse humaine qui nous est donnée gratuitement, « pas un seul geste ni rapport, ni bien ni amour » qui ne soit public et politique. Il faut ouvrir la maison de chacun et qu’elle devienne commune, mais aussi qu’elle s’ouvre à ceux d’ailleurs.

Ce vibrant pamphlet contre notre société ouvre aussi la possibilité d’un autre monde. Plutôt que d’utiliser le langage de l’adversaire pour décrire le monde, qui toujours contraint à adopter en partie sa pensée, Agustín García Calvo forge sa propre langue, définie chaque vocable qu’il s’approprie et fige dans un sens qu’il espère pérenne, avec autant de poésie que de conviction. Avec une certaine forme de dépouillement et de simplicité, il parvient à exprimer l’essentiel.


Dans un bref article traitant de « Dieu et l’Argent », il explique ensuite comment Dieu se devant d’être réel, idéal et personnel, a aujourd’hui pris la figure de l’Argent, non pas la « menu monnaie » qui n’en est qu’une représentation mais celui qui est associé à une Personne à la Banque et qui définit ce qu’elle vaut, c’est-à-dire ce qu’elle est. Cette « Religion actuelle », tout comme les anciennes, n’est soutenue que par la Foi, si bien qu’il suffit de cesser de croire pour que tout s’écroule.

Enfin, avec le troisième et dernier texte, il réfute la « séparation entre technique et politique » et s’en prend à l’Automobile, « fléau le plus grave et le plus mortifère de l’Humanité Développée ». « Tous les problèmes imaginables de transport de voyageurs et de marchandises étaient déjà résolus par l’ingéniosité du chemin de fer, il suffisait de laisser se déployer librement les possibilités qu’offraient le train et la voie ferrée, pour le transport urbain et interurbain, de produits ou de producteurs. » Mais l’Automobile Personnelle a était incorporée à la « structure même de l’idéal démocratique » alors qu’aujourd’hui tous vont plus ou moins au même endroit et à la même heure, mais chacun par ses propres moyens. « La supercherie fondamentale consiste à croire et à faire croire qu’un instrument peut servir docilement à ce que veulent ses utilisateurs, et qu’il est bon ou mauvais qu’en fonction de la finalité pour laquelle on l’utilise. » Il y a surtout une différence essentielle entre « les instruments qui peuvent servir docilement les nécessités et les désirs des gens » et ceux « qui imposent aux gens le destin qu’ils portent en eux-mêmes ».


LA SOCIÉTÉ DU BIEN-ÊTRE
Suivi de DIEU ET L’ARGENT et PLUS DE RAILS, MOINS DE ROUTES
Agustín García Calvo

Traduit de l'espagnol par Manuel Martinez, avec l'aide de Marjolaine François
122 pages – 9 euros.
Éditions Le Pas de côté – Vierzon – Juin 2014
http://www.lepasdecote.fr/

Première édition du texte original : Análisis de la Sociedad del Bienestar  – Lucina (Zamora) – 1993


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