L’emploi est de moins en moins capable d’apporter un revenu décent : pour certains travailleurs « ubérisés » et ceux à temps partiel. Il est désormais possible de travailler toute le semaine, avec plusieurs heures de déplacements par jour hors temps de travail, sans atteindre le Smic. Pour compenser la dégradation de la vie et de la santé des personnes par le « projet néolibéral d’exploitation accrue du capital », certains réclament ou proposent un revenu garanti, suffisamment généreux pour donner accès à une vie matérielle décente et accordé à tou-tes sans condition. Bien qu’ayant longtemps milité pour son instauration, Aude Vidal considère désormais, après douze années de chômage, que cette mesure « conforterait le productivisme ambiant, les inégalités socio-économiques et de genre, tout en constituant un recours bien insuffisant devant les désastres que provoque l’organisation du travail – et du chômage ». « Le revenu garanti, mieux qu’aucune autre idée, fait converger libéralisme et utopies radicales. » Les critiques du capitalisme ont si bien intégré le fond libéral et individualiste de nos sociétés qu’il leur est difficile de penser dans d’autres termes. Trop occupé-es par nos libertés individuelles, nous laissons s’éroder nos libertés collectives.
Une utopie productiviste.
La France est le pays de l’OCDE qui a la plus forte productivité. Régler le problème du chômage de masse en allouant un revenu garanti aux « surnuméraires », dont le développement de l’automatisation fera encore croitre le nombre, c’est conforter ce modèle productiviste, toujours à la recherche de nouveaux gains, pour produire aussi cette rente, c'est contribuer à l’idée de « civilisation des loisirs » plutôt qu’à « une société où les travailleuses et les travailleurs décident de ce qui doit être produit et à quel coût humain et écologique ». « Bien loin d’une démocratie de producteurs et productrices, le revenu garanti propose de faire de nous des consommateurs. » « Le revenu garanti renvoie chacun-e à ses désirs et ses calculs, à sa volonté propre de travailler pour gagner plus ou de se forger un destin singulier. Le revenu garanti permet même de vivre sobrement sans travailler, un choix de vie appréciable et écologique qui, de même que le robinet fermé pendant le lavage de dents, ne devrait pas constituer à lui seul une transition écologique de la société. »
Une utopie étatiste.
Alors que les premier dispositifs de protections sociales ont été inventés et gérés par les travailleurs et les travailleuses à fin d’assurance individuelle et pour entretenir leur capacité d’action collective, cette solidarité devint nationale et étatique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale (mais sans les caisses de grève !), sonnant le glas de l’auto-organisation populaire. De même que l’État-Providence, avec ses généreuses subventions, a contribué à la disparition des solidarités collectives, le revenu garanti implique un État organisateur et bienveillant. Or, « l’État n’a jamais été que l’outil des classes dominantes ». Un revenu unique et automatique simplifie son action et réduit ses frais de traitement des dossiers sociaux. « Des économistes et des sociologues du travail font remarquer que la prime d’activité aujourd’hui et le revenu universel demain ne sont pas seulement une gestion désabusée des personnes devenues surnuméraires dans un marché de l’emploi saturé. Ils constituent également de belles subventions pour les entreprises qui rémunèrent mal leurs employé-es. S’il faut bien une prime pour compenser un petit salaire et reproduire correctement la force de travail, c’est que ces salaires sont indécents mais c’est l’État qui complète la rémunération, pas les belles âmes qui ont déjà l’amabilité de mettre un emploi sur le marché – comme si ces travailleurs n’étaient que des “charges“ et pas des créateurs de richesses. »
Une utopie antiféministe et chargée de mépris de classe.
Notant la convergence entre le revenu garanti et le salaire maternel, Aude Vidal considère que ce dernier est « une mesure réactionnaire explicitement réservée aux femmes qui se reproduisent pour le bénéfice de la nation, laquelle reconnaît leur contribution en allouant une allocation à celles qui ne sont pas en emploi ». Elle reproche également à beaucoup de critiques du travail de contenir un mépris de classe, s’en tenant le plus souvent au travail des autres.
Contre le solutionnisme.
Si elle ne nie pas que le revenu garanti réponde au besoin d’un revenu stable et décent pour chacun-e, elle s’inquiète de ce que cette revendication ne soit tenue pour une panacée, nous détournant d’autres « réformes pour tenter de vivre un peu moins mal avec ou sans travail » : réduction du temps de travail et instauration d’un temps de travail maximal, démocratie économique, exclusion du patronat des structures paritaires, droit universel à la formation, liberté de bénéficier de temps partiels et de congés de paternité, revenu maximal, réduction de l’emprise du travail sur le temps de vie, possibilité d’allers-retours entre temps libre et temps travaillé, etc. « Lutter contre l’exploitation pour travailler moins, mieux et autrement, dans une société qui soit riche du sens que nous y mettons, cela se fait… dans des collectifs de travail. Pas en fantasmant un système dans lequel un revenu garanti nous permettrait de nous épanouir individuellement pendant que migrant-es et robots trimeraient pour assurer notre intendance. »
Bref et incisif, ce texte met les pieds dans le plat d’un débat servi à toutes les sauces. Efficace contribution évacuant les petits calculs d’apothicaires pour mieux prendre du recul et se concentrer sur les questions essentielles.
LE REVENU GARANTI : UNE UTOPIE LIBÉRALE
Aude Vidal
98 pages – 5 euros
Éditions Le Monde à l’envers – Grenoble – Janvier 2020
www.lemondealenvers.lautre.net/catalogue.html
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ÉGOLOGIE : Écologie, individualisme et course au bonheur
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