Pour quoi faire ?

28 septembre 2020

KEN STATE - Quatre morts dans l’Ohio

Le 4 mai 1970, la Garde nationale tire sur un rassemblement étudiant contre la guerre du Vietnam sur le campus de l’université de Kent State, dans l’Ohio : quatre morts, neuf blessés graves. Derf Backderf brosse leurs portraits et raconte méticuleusement le tragique enchaînement des événements.


Le 1er mai, alors que Nixon vient d’annoncer l’invasion du Cambodge, la tension monte sur le campus où l’on procède symboliquement à l’enterrement de la Constitution américaine. « La guerre du Vietnam n’est pas faite par des volontaires, comme toutes celles qui ont eu lieu depuis. Presque un tiers des troupes envoyées au combat sont enrôlées de force. Près de 17 000 appelés meurent dans la jungle. » « Vingt-sept millions de jeunes hommes vivent dans la peur constante d’être envoyés au Vietnam. C’est le cauchemar de leur génération. Quand les corps commencent à être rapatriés la panique s’accroît et nourrit le mouvement pacifiste. » Le SDS, « la plus vaste organisation protestataire étudiante de l’histoire des États-Unis », dont l’aile radicale, connue sous le nom de Weathermen, a pris le contrôle l’année précédente, est présent à Kent, vraisemblablement infiltré, au moins par le FBI. Dans la soirée, la tension est à son comble dans le Water Street Strip, quartier des bars. Le passage d’une voiture de police déclenche une manifestation spontanée qui, arrivée au centre ville, dérape rapidement en émeute et part à l’assaut des vitrines des banques. Le maire de la ville est complètement paniqué face à sa première crise, totalement désinformé par le chef de la police qui exagère la situation, peut-être pour diluer sa responsabilité dans les débordements. Celui-ci l’alerte sur la présence de nombreux leaders des Weathermen, de «wagons entiers de guérilleros surarmés et surentraînés », une fabrique de cocktails molotov en prévision de la manifestation suivante,…. Le maire décide alors de faire appel à la garde nationale.

 


Le lendemain, une manifestation contre la présence du ROTC (corps d’entraînement des officiers de réserve), « un des rouages de la machine militaire et l’antithèse de la vocation de l’université », va incendier ses locaux, dans lequel une cache d’armes et de munitions, dont peu de gens connaissent l’existence, explose et détruit le bâtiment. Des centaines de soldats, sous les ordres du général Del Corso, arrivent à ce moment-là et vident brutalement le campus, s’en prenant également aux étudiants qui n’ont pas participé, tous considérés comme dangereux « communistes ».
Kent est désormais militarisée : 800 gardes occupent le campus et 400 autres patrouillent dans le centre-ville. Les rumeurs vont bon train : le réservoir d’eau potable est surveillé pour éviter que les étudiants n’y versent du LSD, des caches d’armes lourdes ont été découvertes dans des champs de maïs, des bus de guérilleros entraînés à Cuba convergent vers la ville, le FBI a trouvé un centre de communication secret dans le sous-sol d’un immeuble, … Les soldats, épuisés par plusieurs nuits sans sommeil, deviennent nerveux. « La garde n’est pratiquement pas entraînée au contrôle des foules ou des émeutes. Ce sont des troupes de combat. » Le gouverneur, Jim Rhodes, « adepte de la loi et de l’ordre », cherche à devenir candidat républicain aux élections sénatoriales. En retard dans les sondages, alors que le vote des primaires a lieu deux jours plus tard, il crève d’envie « de montrer à quel point s’est un dur à cuire ».
 


Après avoir posé le décor et présenté les protagonistes, Derf Backderf raconte la journée du 4 mai, l’enchaînement des faits qui conduisirent à la tragédie. Il s’est basé sur des photographies disponibles pour élaborer cette reconstitution, démontant la version officielle livrée par les autorités. Environ 50 manifestants sont au pied de la colline, face à la troupe, à plus de cinquante mètres, scandant et hurlant. Une centaine d’autres observent depuis une terrasse. Un peu plus loin, sur le parking, des centaines d’autres circulent, rejoignant leurs cours. 12h24 : soixante-sept coups de feu sont tirés en 13 secondes. « C'est de la pire répression militaire ! C'est le rêve érotique de Nixon qui se réalise ! »

Derf Backderf est originaire de l’Ohio. Il avait 10 ans en 1970 et se souvient avoir vu les troupes traverser sa ville. Il a retrouvé et interviewé des participants à la manifestation, consulté de très nombreuses archives relatives à cette tragédie, notamment la Collection du 4 mai de la bibliothèque de l’université de Kent State comprenant une centaine d’enregistrements audio des participants et témoins de l’événement, d’autres dizaines de témoignages disponibles auprès du Kent State Truth Tribunal, des documents de la Collection Kent State de l’université de Yale composée de soixante-treize boîtes de documents officiels, et les dépositions au différents procès qui suivirent. Cette longue enquête journalistique préalable nourrit indubitablement son récit et en garantit la crédibilité. Dans un dossier final d’une trentaine de pages, il communique d’ailleurs ses sources, scène par scène. Procédé assez inédit qui intéressera sans aucun doute ceux qui souhaitent en savoir davantage. Ses images, précises et fidèles, sont servies par un grand sens du cadrage et de la perspective.
Poignant. Le lecteur est emporté par l’enchaînement des événements, la spirale inéluctable déclenchée par l’incompétence des forces de sécurité et le cynisme des dirigeants. Tout est finalement contenu dans cette ultime planche épilogue :
 


 

KEN STATE
Quatre morts dans l’Ohio
Derf Backderf
290 pages – 24 euros
Éditions Ça et là – Bussy-Saint-Georges – Septembre 2020
www.caetla.fr

 

 

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