Pour quoi faire ?

13 octobre 2020

MANIFESTE CONTRE LE TRAVAIL

« Alors que le travail est devenu superflu, la société n’aura jamais autant été une société de travail », une société obsédée par la « valeur travail » alors même qu’elle ne peut admettre sa disparition. Ce manifeste entreprend une critique radicale du travail et de la transformation de l’individu en « ressource humaine ». Il ne s’agit pas de libérer le travail, mais de s’en libérer.
Toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre la domination du travail sur la société, au point que celui qui ne peut pas vendre sa force de travail est jugé superflu et jeté à la décharge sociale, selon l’adage : Qui ne travaille pas, ne mange pas ! « Les derniers obstacles à la marchandisation complète de tous les rapports sociaux peuvent être éliminés sans soulever aucune critique, dès lors que quelques misérables “postes de travail“ sont en jeu. Et le mot selon lequel il vaut mieux avoir “n’importe quel“ travail plutôt que pas de travail du tout est devenu la profession de foi exigée de tous. » Pourtant la société s’est heurtée à sa limite absolue. Avec la révolution micro-électronique, la production de « richesse »  s’est encore plus décrochée de la force de travail humaine, mais la conscience publique refoule violemment cette fin. Beaucoup continuent à penser que le chômage est dû à des revendications exagérées, à un manque de bonne volonté et de flexibilité, tandis que les trois quarts de la population mondiale sont déjà déclarés déchet social, selon une tendance à « l’apartheid social ». Les structures de l’État social sont démantelées pour marginaliser ceux qui n’arrivent plus à suivre la concurrence. « Seuls les membres ricanants de la confrérie des gagnants de la globalisation sont encore considérés comme des hommes. » Les exclus n’ont plus qu’une fonction sociale : l’exemple à ne pas suivre. « Leur sort doit inciter tous ceux qui jouent encore à la chaise musicale de la société de travail à lutter pour les dernières places. » « Même au prix de l’abdication de soi, le meilleur des mondes de l’économie ne prévoit pour la plupart qu’une place d’homme souterrain dans l’économie souterraine. Il ne reste aux hommes qu’à proposer humblement leurs services comme travailleurs ultra-bon marché et esclaves démocratiques aux gagnants de la globalisation plus fortunés. Ces nouveaux “pauvres qui travaillent“ peuvent ainsi cirer les chaussures des derniers hommes d’affaires de la société moribonde, leur vendre des hamburgers contaminés ou surveiller leurs centres commerciaux. Ceux qui ont laissé leur cervelle au vestiaire peuvent même rêver de devenir millionnaires comme prestataires de service ! »
Les « fractions anti-néo-libérales du camp du travail » comptent sur l’État pour ranimer l’époque révolue du « travail de masse fordiste de l’après-guerre », ce que le marché n’est plus à même de garantir. « Les critères ethniques et nationaux sont censés désamorcer la lutte pour la survie individuelle. » La critique populiste de droite de la société de concurrence ne vise qu’au « nettoyage ethnique des zones de richesse capitaliste qui se réduisent comme peau de chagrin ». « Aujourd’hui, l’État ne regarde pas à la dépense pour que des centaines de milliers d’hommes et de femmes simulent le travail disparu dans d’étranges “ateliers de formation“ ou “entreprise d’insertion“ afin de garder la forme pour des “emplois“ qu’ils n’auront jamais. » les aides publiques, désormais conçues pour dissuader les exclus de les réclamer, deviennent « des instruments de torture tellement répugnants qu’en comparaison le boulot le plus misérable doit leur paraître désirable ».

« Depuis la Réforme, toutes les forces porteuses de la modernisation occidentale ont prêché la sainteté du travail. » « Socialistes et conservateurs, démocrates et fascistes se combattaient férocement, mais en dépit de la haine mortelle qu’il se vouaient les uns aux autres, ils ont toujours sacrifié tous ensemble à l’idole Travail. “L’oisif ira loger ailleurs“, ce vers de l’hymne ouvrier international a trouvé un écho macabre dans l’inscription Arbeit macht frei sur le portail d’Auschwitz. » L’homo faber de jadis, fier de son travail, ne peut plus s’interroger sur le contenu, le sens et le but de son travail sans devenir fou. « Les porte-parole sociaux de camp du travail, depuis les bouffeurs de caviar néo-libéraux fous de rendement jusqu’aux gros lards des syndicats », n’arrivent plus à justifier la prétendue « loi naturelle » du travail. La malédiction biblique : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » est devenu : « Tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable ».
La dictature de l’abstraction du travail n’existait pas dans les anciennes sociétés agraires. « Le système de production marchande moderne fondé sur la transformation incessante d’énergie humaine en argent érigée en une fin en soi » a engendré une sphère particulière, séparée de la vie, dans laquelle le temps devient matière première.
De nombreuses activités répétitives de la vie quotidienne non transformables en argent, définies comme « féminines », forment une sphère autonome, séparée de celle du travail mais n’existant que par rapport à lui. L’intégration des femmes au système du travail ne leur a apporté aucune libération mais seulement le même dressage à l’idole Travail que celui des hommes, en plus de leur charge domestique. Une minorité « mieux payées » acquiert « une position perfide de gagnantes au sein de l’apartheid social, qui leur permet de déléguer le ménage et la garde des enfants à des employés mal payés (et “naturellement“ féminins) ». « Le patriarcat n’est pas aboli, il ne fait que se barbariser dans la crise inavouée de la société de travail. »

Les auteurs démontre également l’identité entre travail et asservissement, non seulement empiriquement mais aussi conceptuellement, puisque « même par son étymologie, le “travail’ n’est donc pas synonyme d’activité humaine autodéterminée, mais renvoie à une destinée sociale malheureuse. » L’histoire de l’instauration du travail n’est qu’une succession de siècles de « violence ouverte pratiquée à grande échelle pour soumettre les hommes au service de l’idole Travail, et ce littéralement par la torture ». La plupart des hommes sont passés à la production pour des marchés anonymes et à l’économie monétaire généralisée parce que l’absolutisme avait monétarisé et fortement augmenté les impôts pour militariser et bureaucratiser l’État. Puis très vite, les hommes ont été directement organisés, par la force, pour devenir « le matériel d’une machine sociale ayant pour but la transformation du travail en argent ». « Les hommes furent chassés de leurs champs manu militari pour que paissent les moutons des manufactures de laine. On abolit des droits anciens comme ceux de chasser librement, de pêcher et de couper du bois dans les forêts. Et quand ensuite les masses appauvries battaient la campagne en mendiant et volant, elles étaient enfermées dans des work-houses (maisons de travail) et des manufactures. Là on les brutalisait avec les instruments de torture du travail, tout en leur inculquant à force de coups une conscience soumise de bête de somme. » Les « États monstrueux de l’absolutisme » étendirent leurs prétentions à d’autres continents. « La colonisation intérieure de l’Europe alla de pair avec une colonisation extérieure, d’abord dans les deux Amériques, puis dans certaines régions de l’Afrique. » « L’esclavage pur et simple pratiqué dans l’économie coloniale des plantations et des matières premières (qui, par ses dimensions, dépassa de loin l’esclavage antique) fait partie des crimes fondateurs du système de production marchande.  Alors, on pratiqua pour la première fois l’ “extermination par le travail“ à grande échelle. Ce fut la deuxième fondation de la société de travail. L’homme blanc, déjà marqué par l’autodressage, put ainsi, face aux “sauvages“, donner libre cours à sa haine de soi refoulée et à son complexe d’infériorité. À ses yeux, les “sauvages“ étaient, un peu à l’image de “la femme“, des sortes d’hybrides primitifs, proches de la nature, à mi-chemin entre l’animal et l’homme. » Avec les Lumières, l’éthique répressive du travail fut travestie en « mission civilisatrice ». Puis la Révolution française proclama un devoir de travail et l’abolition de la mendicité, institua de nouvelles maisons de travail forcé. « Depuis la Guerre des Paysans des XVe et XVIe siècles jusqu’aux insurrections anglaises du luddisme et au soulèvement des tisserands silésiens de 1844, c’est une seule chaîne interrompue d’âpres luttes de résistance contre le travail. Pendant des siècles, l’instauration de la société de travail fut synonyme d’une guerre civile tantôt ouverte tantôt larvée. » La résistance contre le travail fut brisée militairement et ces « origines terroristes de la modernité » éclairent l’essence de la société de travail actuelle. « La gestion répressive des hommes au nom de l’idole Travail s’est même encore accrue, en pénétrant tous les secteurs de la vie. »
Le mouvement ouvrier classique ne luttait plus contre le travail et ses scandaleuses exigences, au contraire des anciennes révoltes sociales, mais aspirait à des « droits » et à des améliorations dans le cadre de la société du travail, sans critiquer radicalement la transformation de l’énergie humaine en argent en tant que fin en soi irrationnelle. Il est devenu un « accélérateur de la société de travail capitaliste », aspirant à investir l’appareil d’État et les institutions, poursuivant la tradition bureaucratique de la gestion des hommes. Après la Seconde Guerre mondiale, la société du travail a pu paraître consolidée en un système de « prospérité perpétuelle » et pacifiée grâce à la consommation de masse et l’État social, mais avec la troisième révolution industrielle de la micro-électronique, elle s’est heurtée à sa limite historique absolue. Depuis sa naissance, le système de production marchande souffre d’une « contradiction interne incurable » : il vit de l’absorption massive d’énergie humaine mais la loi de la concurrence exige une diminution de la force de travail par produit, au nom de la concurrence. « Aussi longtemps que les innovations de produits dépassaient les innovations de processus, la contradiction interne du système pouvait être transposée dans un mouvement d’expansion, » mais désormais on supprime davantage de travail qu’on ne peut en réabsorber par l’extension des marchés. « Comme la société démocratique de travail constitue un système de dépense de la force de travail très élaboré, fonctionnant en boucle et sans autre finalité que lui-même, le passage à une baisse généralisée du temps de travail se révèle impossible dans le cadre de cette société. La rationalité d’entreprise exige que, d’une part, les masses toujours plus nombreuses soient mises au “chômage“ de longue durée et par là coupées de la reproduction de leurs conditions d’existence telles que le système les définit, tandis que, d’autre part, les “actifs“, en nombre toujours plus restreint, sont contraints à travailler plus durement et avec une productivité toujours plus élevée. Au beau milieu de la richesse reviennent la pauvreté et la faim, même dans les pays capitalistes les plus développés. »

L’État garantit le cadre de la concurrence, les fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la valorisation. Il a aussi du assumer la protection sociale, les secteurs de l’éducation et de la santé, les réseaux de transport et de communication et toutes sortes d’infrastructures. Mais comme il ne peut transformer lui-même le travail en argent, il doit puiser dans le processus réel de valorisation pour financer ces tâches. Avec l’augmentation constante du chômage de masse et le dumping fiscal, social et écologique auquel se livrent les États pour attirer les groupes transnationaux, les rentrées fiscales ne permettent plus de pérenniser le système de protection sociale. L’État démocratique mute en simple gestionnaire de la crise et se réduit à son noyau répressif. « Les infrastructures sont ramenées aux besoins du capital transnational. Comme jadis dans les colonies. » Ce qui est privatisable est privatisé, excluant de plus en plus d’individus, au nom de « la loi de l’euthanasie sociale » : « qui est pauvre et “superflu“ doit aussi mourir plus tôt ». Aucune politique ne peut bloquer ni inverser le cours de cette évolution. « La fin du travail entraîne celle de la politique. »
Le capital-argent ne peut plus être réinvesti dans l’économie réelle de manière rentable, et donc absorber de travail. Il s’est donc rabattu vers les marchés financiers où, notamment, l’État empruntait pour financer les conditions de base de la société de travail, les dépenses sociales et les investissements d’infrastructure, créant une demande artificielle. Mais l’endettement de l’État ne peut plus simuler une nouvelle accumulation du capital, dès lors ce sont les gains sur les cours, la plus-value spéculative, qui l’alimentent. « L’idole Travail est cliniquement morte, mais l’expansion apparemment autonomisée des marchés financiers la maintient en survie artificielle. » Pourtant ce n’est pas la spéculation qui a causé l’arrêt des investissements réels, car ceux-ci sont devenus non rentables avec la troisième révolution industrielle. Diaboliser les « spéculateurs » s’est refuser de comprendre l’obsolescence du critère de rentabilité.

« Après des siècles de dressage, l’homme moderne est tout simplement devenu incapable de concevoir une vie au-delà du travail. » « Le “temps libre“ (l’expression évoque déjà la prison) sert lui-même depuis longtemps à consommer des marchandises pour créer ainsi des débouchées nécessaires. » Au-delà de la forme d’activité capitaliste, le travail est devenu synonyme de tout effort dirigé vers un but. Cette extension moralisatrice voile « l’impérialisme social réel de l’économie marchande » et s’intègre dans les stratégies autoritaires de la gestion de la crise par l’État. « Le passage d’une société d’intégration de masse à un ordre de sélection et d’apartheid n’a pas conduit à un nouveau round de la vieille lutte des classes entre capital et travail, mais à une crise idéologique de la lutte d’intérêts catégoriels qui reste enfermée dans la logique du système. » « La renaissance d’une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi seule l’émancipation sociale au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées (valeur, marchandise, argent, État, forme juridique, nation, démocratie, etc.) rendra possible une resolidarisation à un niveau supérieur et à l’échelle de toute la société. » La revendication d’un revenu minimum garanti ou d’un salaire social, reste dans la limite du système puisque son financement viendrait de « procès de valorisation réussis et qu’il serait l’instrument de la baisse des dépenses publiques de l’aide sociale comme l’avait conçu Milton Friedman, le maître à penser du néo-libéralisme.

Avant tout, les auteurs souhaitent « briser le monopole de l’interprétation du monde détenu par le camp du travail », combattre de manière frontale les interdits de pensée dominants pour affirmer que la société du travail est arrivée à sa fin ultime et qu’il n’y a nulle raison de le regretter. Il s’agit d’arracher à la machine du travail et de la valorisation tournant à vide les moyens d’existence et de production, d’en prendre les commandes en formant des « fédérations mondiales d’individus librement associés ». Ainsi seront combattues la propriété privée et la propriété d’État, qui n’en est qu’une forme dérivée. « Les institutions aliénées du marché et de l’État seront remplacées par un réseau de conseils dans lequel, du quartier au monde entier, les associations libres détermineront le flux des ressources en fonction d’une raison sensible, sociale et écologique. » La richesse produite sera répartie en fonction des besoins et non de la « solvabilité ». « La critique du travail est une déclaration de guerre à l’ordre existant, elle ne vise pas à la création d’espaces “protégés“, de niches, coexistant pacifiquement avec l’ordre existant et ses contraintes. Le mot d’ordre de l’émancipation sociale ne peut être que : Prenons ce dont nous avons besoin ! (…) Cette revendication distingue radicalement les ennemis du travail de tous les politiciens aménageurs de niches et de tous les esprits bornés qui visent un socialisme alternatif à la sauce rouge-verte. » « L’un des buts prioritaires est de rétablir cette culture de l’oisiveté que toutes les sociétés antérieures ont connue et qui fut anéantie pour que s’impose un productivisme effréné et privé de sens. » Les ennemis du marché fermeront « toutes les branches de la production qui servent à maintenir impitoyablement la fin en soi délirante du système de production marchande ». Les auteurs détaillent un peu plus précisément cette contre-société et ne la jugent absolument pas utopique, puisque la société mondiale actuelle ne pourra de toute façon pas durer.


Démonstration puissante et irréfutable.




MANIFESTE CONTRE LE TRAVAIL
Groupe Krisis (Robert Kurz, Ernst Lohof et Norbert Trenkle)
Traduit de l’allemand par Olivier Galtier, Wolfgang Kukulies et Luc Mercier
Suivi de CRITIQUE DU TRAVAIL ET ÉMANCIPATION SOCIALE de Norbert Trenkle et de TERREUR DU TRAVAIL ET CRITIQUE DU TRAVAIL d’Ernst Lohoff
Préface d’Alastair Hemmens
282 pages – 14 euros
Éditions Crise & Critique – Albi – Août 2020
www.editions-crise-et-critique.fr





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