Pour quoi faire ?

7 septembre 2021

MÉRITE

Le mérite comme « juste » récompense des « premiers de cordées » fait aujourd’hui l’objet d’un consensus, mais la multiplicité des sens qu’on lui prête témoigne de « la lutte perpétuelle entre les différentes lectures de ce que l’on entend par le terme de justice sociale ». Pourtant, comme le montre les études sur lesquelles s’appuie la sociologue Annabelle Allouch, peu sont dupes de la matérialisation dans la réalité de la réthorique méritocratique tout en restant, paradoxalement, tout de même attachés à cette dernière. S’intéressant beaucoup à la centralisé des différentes institutions scolaires dans la fabrication de cette croyance de par l’usage permanent qu’elle en fait, elle s’attache toutefois à mettre aussi en évidence sa « part incarnée, donc affective et sensible ».
Le mérite est « une pratique sociale de l’évaluation, de la comparaison (souvent quantifiée) et du classement perpétuel des individus. Il détermine l'accès (ou non) à un bien ou à une position sociale selon le “talent“, l’effort au travail ou la souffrance que l'on veut bien lui reconnaître. »  « Le mérite s'impose comme l'un des discours centraux sur le sens de la justice sociale et, qu’en bonne rhétorique, il circule largement dans l'espace public. Le paradoxe est que toutes les recherches en sciences sociales sur l'étude des inégalités souligne le rôle des capitaux économiques (revenu, patrimoine immobilier) et sociaux (réseau d'interconnaissance, famille, etc.) sur la distribution des positions sociales. Le mérite a ainsi tout d'une “sociodicée“, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu inspiré de Max Weber et de Leibniz : il est un mode de justification que l'on mobilise pour décrire l'ordre social et qui légitime du même coup les inégalités. »
Le renforcement de l’entre-soi affecte la perception des inégalités, l’autre étant maintenu à une distance respectable. Et dans un temps d’incertitude économique, écologique et sanitaire, ce que le sociologue François Duguet appelle une « fiction nécessaire », nous permet de faire taire « le sentiment anxiogène de notre propre impuissance face aux structures sociales », par la croyance que notre seule volonté peut affecter notre trajectoire sociale. Le mérite comme contrat social et le résultat d’un long processus de valorisation de l’individu pour lui-même comme s’il était extrait de son milieu social et de sa famille, morale d’État, héritière laïcisée d'une morale religieuse plus ancienne : l'individu devient « responsable » de son salut. La socialisation à l’école, institution qui repose sur la rhétorique méritocratique, explique que celle-ci soit devenue une morale collective : « Être désigné comme méritant à l'école incite à croire au mérite. » Annabelle Allouch explique comment celle-ci s’est imposée en même temps que la construction des états modernes, pour la recherche de fonctionnaires en capacité de servir leurs intérêts, pour en finir avec des hiérarchies sociales aristocratiques fondées sur la naissance et le rang, excepté dans l'école coloniale où les établissements restent ségrégués sur la base de la race.
L’auteur analyse ensuite longuement l’évolution des pratiques de sélection pour l’accès aux Grandes écoles, très variables selon les périodes. Ainsi, avant 1940, « les élites se reproduisent sur la base de la cooptation des publics “naturels“, titulaires d'un bac à l'époque réservé à une élite, et non de la sélection méritocratique. Les femmes, comme les classes populaires ou encore les populations autochtones dans les colonies, sont écartées d'une mobilité par les filières scolaires d’élite. »
Le dispositif Parcoursup est analysé, présenté comme un élément de « la dérégulation progressive d'une lecture traditionnelle du mérite scolaire (et des instruments qui sont censés l’incarner, comme la note à l’examen) en faveur d'une lecture néolibérale ». L'éducation est désormais lue comme « une source de productivité et de développement économique plutôt que comme une source de formation des citoyens et de lien social », réduite à « une marchandise échangeable ». « L'accès aux services publics comme l'université et l'allocation des ressources publiques repose désormais sur des logiques de compétition entre usagers et non plus d'égalité en fonction de certaines conditions. » Selon le « mérite néolibéral », les individus deviennent « propriétaires de leurs talents et de leurs efforts », tandis que tous les éléments liés au social, pourtant déterminants dans la réussite scolaire, sont invisibilisés. Au contraire du mérite républicain qui promet l’émancipation possible de l’individu par l’effort et le travail, l’État assurant la distribution de ressources adéquates à la mise en œuvre d'un ascenseur social pour tous, l'algorithme de Parcoursup organise la régulation des flux étudiants, dans une période de pénurie organisée des places à l’université, et la distribution de celles-ci à ceux qui seront jugés les plus efficaces pour les occuper… même s’ils n’en ont pas fait la demande.
Annabelle Allouch observe ensuite « l’hyper-extension du mérite (et de ses instruments) », comme principe de justice, en dehors du système scolaire. L’usage et la définition donnée au mérite deviennent « un enjeu politique central de la fragmentation de nos sociétés ». Enfin, et c’est certainement la partie la plus originale de cet ouvrage, elle montre comment le mérite est « une expérience sensible du social, qui passe par les sens, les sentiments et les émotions, de ce qui nous lie aux institutions et aux autres, dans notre quotidien, sans que cette expérience passe nécessairement par la verbalisation ». Cette approche lui permet de « réhabiliter des éléments du social rendus illégitimes par sa visée universalisante », et de conclure que « c'est sur cette subjectivité que repose un système qui objectivement ne donne aucune place mérite ».

Annabelle Allouch tord fort habillement le cou à la croyance au mérite, après, toutefois, en avoir exposé la généalogie et les ressorts. Un véritable livre de combat pour dénoncer et déjouer les discours et les rhétoriques dominants.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


MÉRITE
Annabelle Allouch
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Septembre 2021
anamosa.fr/livre/merite/



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