Pour quoi faire ?

9 novembre 2021

LUIGI LUCHENI, L’ANARCHISTE QUI TUA SISSI

Devenu célèbre en poignardant l’impératrice d’Autriche Élisabeth en 1898, Luigi Lucheni (1873-1910) couchera, dans la cellule de sa prison, le récit de sa vie sur les pages de cinq cahiers dont un seul nous est parvenu, celui qui retrace son enfance. Il entendait montrer aux criminalistes qui veulent comprendre « comment s’altère la nature humaine », que les injustices sociales ont fait de lui « un criminel… artificiel », et aux « chantres du soi-disant progrès social », la nécessité de « s’intéresser un peu plus de l’enfance abandonnée ». À le lire, on se persuade rapidement, comme il l’escomptait, que « ce n’est pas un stupide […] qui a assassiné l’infortunée Impératrice » et que « c’est à la société qu’appartient la faute », pour l'avoir négligé.

« C'est à l’hospice de Saint-Antoine pour les enfants abandonnés, à Paris, qu'on m’a porté au deuxième jour après ma naissance. Et c’est dans cet hospice que j'ai biberonné jusqu'a la fin de mon seizième mois. » Ce n’est qu’à l’âge de huit ans qu’il apprend que ceux qu’ils considèrent comme ses parents, l’ont en réalité recueilli. Et ce n’est qu’à l’occasion de son procès qu’il découvrira l’existence d’une certaine Louise Lucheni, bergère chez des maîtres dont le fils, après l’avoir rendu mère, l’aida à s’enfuir à Paris, où elle abandonnera son nouveau-né. Il ne lui en tiendra nulle rigueur pour autant, considérant qu’elle a très certainement préféré laisser la société choyer son petit comme elle aurait aimer le choyer elle-même. À l'âge de seize mois, cependant, l’Italie, « redoutant que leur CHER PETIT CONCITOYEN n’eut à souffrir s'il restait aux mains de ses communards d'au-delà des Alpes », le réclame et il est transféré à l'hospice des Enfants Trouvés de Parme : « Soyez donc fiers, ô vénérables magistrats de Parme, d'avoir montré aux Français l'homme que vous avez su faire de ce bambin dodu qu'ils vous savaient remis. » Il est donc placé chez les époux Monici jusqu'à l'âge de huit ans, puis reconduit à l’hospice, ce dont il ne se plaint pas trop, y apprenant à lire et écrire. Il décrit sa vie quotidienne et présente différents règlements qu'il juge globalement bienveillants, mais dont il regrette amèrement des négligences dans leur application, auxquelles il impute l’origine de ses malheurs. À onze, il est confié à la famille Nicasi, « la plus pauvre des plus pauvre », qui va « ruiner [s]on existence ». Il raconte par le menu les indignes conditions d’exploitations qu’il dut endurer, affamé, dévoré par les poux et maltraité, avant de décider de s’enfuir, au bout de trois ans. En y repensant, il s’étonne de n’avoir rien tenté plut tôt : « C'est précisément pour avoir été un enfant toujours très soumis aux sorts qu'on me faisait, que je dois imputer mes infortunes. » Il pointe encore la responsabilité du maire du village pour avoir fourni une attestation mensongère certifiant des capacités d’accueil de cette famille (il faut dire qu’il était directement intéressé par la perception des allocations) et du directeur de l’hospice pour ne pas avoir réalisé les examens obligatoires.


Mémoires à la fois sensibles et démonstratives, dont on regrette de ne pouvoir lire la suite. Tentative de réhabilitation d’un assassin par lui-même. À l’époque où les savants défendaient la prédestination criminelle et la phrénologie, Luigi Lucheni leur oppose les responsabilités de la société. Le lecteur, régulièrement interpelé, est sommé de lui donner tort ou raison.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

LUIGI LUCHENI, L’ANARCHISTE QUI TUA SISSI
Mémoires
Luigi Lucheni
Préface de Hervé le Corre
176 pages – 6,90 euros
Éditions Inculte – Collection « La Petite littérature française » – Paris – Mai 2021
inculte.fr/produit/luigi-lucheni-lanarchiste-qui-tua-sissi/



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