Pour quoi faire ?

10 mars 2022

PERSONNE NE SORT LES FUSILS

De mai à juillet 2019, Sandra Lucbert assiste au procès des dirigeants de France Télécom, le « Nuremberg du management » comme l’appelle un internaute du Figaro. « Parfois, Didier Lombard s’endort pendant le récit d’une pendaison. Il digère. » « Cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête. », regrette-t-il. « On n'a pas si souvent l'occasion de voir à nu la guerre des classes. » Avec rage et détermination, elle va décortiquer la novlangue managériale à l’oeuvre et l’organisation du travail qu’elle dissimule et défend.

Pour avoir initié des plans visant à faire partir 20% des effectifs du groupe – « par la porte ou par la fenêtre » – disait Lombard, c’est-à-dire supprimer 22 000 postes « pour libérer 7 milliards de cash flow », et dont la violence s’est comptée en morts (immolation, pendaison, noyade, défenestration, suicide en réunion à l’arme blanche, suicide sur rails), les prévenus encourent des peines essentiellement symboliques, : au maximum 15 000 euros d’amendes (pour quelqu’un qui gagne au bas mot 540 000 euros par an) et une année de prison qu’ils ne feront pas. Pourtant, leur défense est redoutable, leur langage managérial glaçant. Sandra Lucbert nomme Lingua Capitalismi Neolibéralis (LCN) cette langue technique : « Le drame salarial vient du droit salarial, en supprimant le droit on supprimera le drame. » « Protection s’écrit désormais trop-de-protection. » Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) « invente des maladies à mesure que les nouvelles tortures de management apparaissent » : « Au lieu de la détresse d'un homme acculé par les maltraitances, on pourra lui trouver trois maladies, trois médicaments, trois sources de profit. » « Grâce au DSM, la souffrance n'existe plus. Les conditions de travail n'existent plus. » « Les comptables de France Télécom appelaient “CDI sans chaise“ les postes à éliminer du bilan. C'est consigné dans l'ordonnance de renvoi. La logique du flow commande de retirer les chaises. La LCN fabrique les mots pour homologuer l’idée. Privés de chaise, les gens tombent. Le DSM leur attribue la chute. » « La violence exercée contre les salariés est la seule licite ; ils sont invités à la parachever contre eux-mêmes, certainement pas à s’en défendre. […] C'est dans cette société qu'on vit. Ou plutôt : qu'on meurt. »

Sandra Lucbert emprunte les « paroles gelées » à Rabelais, La Colonie pénitentiaire à Kafka, Orange mécanique à Kubrick, Bartleby à Melville, pour illustrer sa démonstration. Avec la littérature, elle entend disséquer, désamorcer et retourner cette langue qui nous a envahis et anesthésiés. Cet exercice de salubrité public s’avère d’une terrible puissance subversive et instructive.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


PERSONNE NE SORT LES FUSILS
Sandra Lucbert
158 pages – 15 euros
Éditions Seuil – Collection « Fiction & Cie » – Paris – Août 2020
160 pages – 6,20 euros
Éditions Seuil – Collection « Points » – Paris – Septembre 2021


 

 

 

 

De la même auteure :

LE MINISTÈRE DES CONTES PUBLICS




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LQR : La propagande du quotidien




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