Pour quoi faire ?

11 avril 2022

DEMAIN LES CHIENS

L’homme n’existe pas. Huit contes qui circulent parmi les chiens depuis des siècles évoquent pourtant son existence. S’agit-il d’une oeuvre de l’imagination ou d’un témoignage d’une civilisation disparue ?

Clifford D. Simak réussit le tour de force d’imposer à son lecteur le point de vue d’un chien pour saisir l’étrangeté de textes somme toute bien anodins. L’introduction à chacun d’eux, qui décrit les différents arguments utilisés pour leur interprétation, le guide très habillement vers cette perspective. Ainsi, un grand-père contemple sa tondeuse autonome à l’ouvrage, dans le premier conte, et discute avec sa petit-fille : l’énergie atomique individuelle a remplacé l’essence, l’avion familial, puis l’hélicoptère, l’automobile, les « produits hydroponiques », cultivés en réservoirs, les légumes. Les fermes, disparues en tant qu’unités économiques, ont mis la terre « à vil prix », éparpillant les habitants des cités à la campagne où chacun pouvait devenir propriétaire de vastes arpents pour un coût inférieur à celui d’un lotissement urbain. Les fermiers se sont réfugiés dans les maisons abandonnées que les gouvernements municipaux menacent de détruire. « La cité est un anachronisme. » La note liminaire était donc une invitation à ne pas considérer ce récit comme tel, mais à l’envisager d’un point de vue canin : « La plupart des autorités en matière d'économie et de sociologie tiennent une organisation comme la cité pour une conception absolument impossible, non seulement du point de vue économique, mais aussi du point de vue sociologique et psychologique. Une créature dotée d'une structure nerveuse suffisamment complexe pour créer une culture serait incapable selon eux, de survivre à l'intérieur de limites aussi étroites. Selon ces autorités, l’expérience de la cité, si elle était tentée, mènerait à un état de névrose collective qui aurait tôt fait de détruire la culture même qui l’aurait édifiée. » De la même façon, les concepts de guerre et de meurtre sont remis en question : « La guerre, semble-t-il, était une forme de meurtre collectif pratiqué à une échelle inconsolable. »
Nous nous garderons de déflorer la suite de cette intrigue fort habillement ponctuées de longues ellipses qui permettent d’enjamber les générations. Apparaîtront successivement androïdes et chiens mutants doués de parole, définitivement rangés au rang des mythologies par certains savants canins.

Clifford D. Simak parvient, avec une grande économie de moyens, à raconter  un incroyable changement de civilisation, précurseur de celui de La Planète des singes, tout en imposant fort astucieusement un décalage dans l’interprétation de son récit et l’adoption d’une perspective canine. Au-delà de ce simple intérêt romanesque, nous retiendrons sa critique des méfaits du progrès et surtout de l’incroyable capacité à entretenir le déni des capacités et compétences des civilisations antérieures, jusqu’au révisionnisme, et de l’indécrottable assurance des dominants, jusqu’au négationnisme de certains héritages.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



DEMAIN LES CHIENS
Clifford D. Simak
Traduit de l’américain par Jean Rosenthal
322 pages – 8 euros
Éditions J’ai lu – Marseille – Octobre 1982
Titre original : City, 1952



1 commentaire:

  1. Je n'étais pas allé aussi loin dans cette vision délibérément "oublieuse" du pouvoir précédent. Mon ressenti campait dans la déification naïve de la "Génération d'avant". Quoi qu'il en soit l'argumentation est recevable, mon regard change et ton propos m'ouvre de horizons nouveaux sur l'un de mes plus beaux romans SF jamais lus. Merci.

    RépondreSupprimer