Pour quoi faire ?

29 août 2022

LETTRE À UNE ENSEIGNANTE

Critique de l’école reproductrice formulée par ceux qui la subissent. À la fin des années 1960, huit adolescents de Barbiana, hameau situé à une trentaine de kilomètres de Florence, aidés par leur enseignant, Don Lorenzo Milani, rédigent collectivement, une « lettre à une enseignante ». Recalés du système scolaire italien, ils en dénoncent l’injustice, l’inhumanité, l’élitisme, les dysfonctionnements structurels, et expliquent leur colère contre cette école qui rejette les enfants des pauvres et les enseignant·es qui constituent une classe privilégiée qui défend avant tout ses privilèges.

« Chère Madame,
Vous ne vous rappelez même pas de mon nom. Il est vrai que vous en avez tant recalés.
Moi, par contre, j'ai souvent repensé à vous, à vos collègues, à cette institution que vous appelez l’“école“, et à tous les jeunes que vous “rejetez“.
Vous nous rejetez dans les champs et à l’usine, puis vous nous oubliez. »
Bravant « la timidité des pauvres », ces enfants de montagnards s’organisent pour mettre ne forme leur parole, leurs griefs et leurs revendications. Ils comparent « l’enseignement au rabais » que leur a offert l’État et celui mis en place à Barbiana : une école le matin contre une école à plein temps, dimanche compris, une école pour ceux qui suivent contre une école pour tous, attentive à ceux qui n’ont pas compris et où on transmet aux autres ce qu’on sait : « J'ai appris que le problème des autres est pareil au mien. Que s'en sortir tous ensemble, c'est de la politique. Et s'en sortir tout seul, de l’avarice. » Plutôt qu’un savoir déconnecté de la réalité, ils défendent un apprentissage au plus proche des préoccupations du quotidien. Un sujet d’examen qui demande de « faire parler un wagon de chemin de fer », par exemple, est-il pertinent ? « À Barbiana, j'avais appris que les règles de l'écriture sont : avoir quelque chose à dire et qui soit utile à tout le monde, ou du moins à beaucoup de gens ; savoir à qui on écrit ; rassembler tout ce qui peut servir ; trouver une logique pour organiser tout ça ; éliminer tous les mots qui ne servent pas ; éliminer tous les mots dont on n'a pas l'habitude de se servir en parlant ; ne pas se fixer de limite de temps. » Un texte qui tient du « condensé d’exceptions », est-il loyal ? « Il faudrait s'entendre sur ce que c'est que la langue correcte. Ce sont les pauvres qui créent les langues et qui ne cessent de les renouveler de fond en comble. Les riches les cristallisent pour pouvoir se moquer de ceux qui ne parlent pas comme eux. » Ainsi démontrent-ils que l’ « école est un instrument de classe », « une guerre contre les pauvres », qu’elle « reste faite pour les riches », pour « ceux qui ont la culture à la maison et qui ne vont à l’école que pour récolter des diplômes ». Ils ont d’ailleurs recherché ou réalisé des statistiques pour confirmer leurs intuitions. « L'enseignement ne connaît que ce problème : les élèves qu’il perd. Votre “école obligatoire“ en perd en chemin 462 000 par an. À ce stade, les seuls incompétents en matière d’enseignement, c'est vous qui perdez des élèves et ne revenez pas les chercher. Certainement pas nous, qui les retrouvons au champs, dans les usines, et les connaissons de près. » Elle est comme « un hôpital qui soigne les gens en bonne santé et renvoie les malades ».
Leurs analyses sont centrées autour de trois élèves-types : Sandro, que les professeurs tenaient pour un crétin et avaient fait redoubler trois fois sa sixième, Giani, qui passaient pour un voyou, étaient sorti analphabète de l’école, avec la haine des livres, et Pierino, qui sera docteur comme papa.

« Rien n’est plus injuste que de traiter également des inégaux. »

Ils reprochent aux professeurs de respecter plus la grammaire que la Constitution qui affirme pourtant dans son article 3 que « tous les citoyens sont égaux devant la loi, sans distinction de race, de langue, de conditions personnelles et sociales. C'est le devoir de la République de supprimer les obstacles d’ordre économique et social qui, limitant en fait la liberté et l’égalité des citoyens, entravent le plein épanouissement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays. » En donnant des leçons particulières payantes les après-midis, les professeurs travaillent à augmenter les différences au lieu de supprimer les obstacles.
La charge est aussi redoutable qu’argumenté. Il fustigent « une classe qui n’a pas hésité à déchaîner le fascisme, la guerre, le chômage. S’il fallait “tout changer pour que rien ne change“, elle n'hésiterait pas à embrasser le communisme. » Et s’ils proposent des réformes, c’est avant tout pour que l’école publique remplisse enfin son rôle. Ils suggèrent que les enseignants soient payés selon la réussite des leurs élèves, et même amendés en cas d’échec : « vous vous réveilleriez la nuit en pensant à lui, à une nouvelle méthode d'enseignement que vous seriez en train de mettre au point, une méthode qui serait à sa mesure. Si jamais il ne revenait plus, vous iriez le chercher chez ses parents. »
L’influence du prêtre qui les accueille et leur a proposé une pédagogie nouvelle, se fait sentir en quelques passages, notamment lorsqu’ils préconisent le célibat pour les enseignants.

On comprend pourquoi cet ouvrage, paru en 1967, a participé à enflammer l’Italie. Il mérite cependant d’être lu encore aujourd’hui, alors que l’individualisation des parcours et tant d’autres opérations de sabotage de l’école publique, ne contribuent qu’à renforcer la reproduction sociale.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LETTRE À UNE ENSEIGNANTE
L’école de Barbiana
Traduit de l’italien par Susanna Spero
Avant-propos de Pier Paolo Pasoloni
Préface de Laurence De Cock
208 pages – 19 euros
Éditions Agone – Collection « Mémoires sociales » – Marseille – Août 2022
agone.org/livres/lettre-une-enseignante
Titre original : Lettera a una professoressa, Libreria editrice fiorentina, Florence, 1967.



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