Pour quoi faire ?

5 janvier 2023

LES NOMADES FACE À LA GUERRE (1939-1946)

La IIIe République en guerre, au prétexte de la mise en œuvre d'un État d’exception, prit des mesures drastiques à l’encontre des « Nomades », qui se retrouvèrent soit assignés à résidence soit rassemblés dans des lieux spécifiques que l'occupant allemand et le régime de Vichy transformèrent rapidement en camps. La catégorisation administrative de nomades créée par une loi de 1912 permit cette politique visant spécifiquement les Roms, les Manouches, les Sindi, les Gitans, les Yéniches et les Voyageurs. Ces directives n’ont été abrogées qu’en juin 1946. « Franchissant les césures habituelles entre la IIIe République et l'État français, la législation anti-nomade ne s'inscrit pas seulement dans l'histoire de la collaboration ; elle montre l'existence de continuités idéologiques entre des régimes explicitement opposés. » Lise Foisneau, chercheuse en ethnologie au CNRS, a croisé « la mémoire vivante du monde du voyage » avec les données collectées dans les archives pour raconter cette tranche d’histoire des périphéries étatiques, les stratégies de résistance et les réseaux de solidarité mis en place.
Le décret d'application de la loi du 16 juillet 1912, donne une définition précise du « Nomade » : « Les nomades sont généralement des “roulottiers“n'ayant ni domicile, ni résidence, ni patrie, la plupart vagabonds, présentant le caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos, qui sous l'apparence d'une profession problématique, traînent le long des routes, sans souci des règles de l'hygiène ni des prescriptions légales. » Le carnet anthropologique individuel, le carnet collectif, le suivi sanitaire et le relevé systématique de déplacement complétèrent ce dispositif de surveillance administrative. Ces mesures figèrent l’état civil de personnes qui avaient l’habitude de déployer des identités multiples, ainsi que la composition de « tribus ». Sur la base de cette définition ethnicisante et racialisante, un décret signé sous la IIIe République, le 6 avril 1940, par Albert Lebrun, président de la République française, Paul Reynaud et Édouard Daladier, va interdire aux « Nomades » de circuler et les obliger à « résider sous la surveillance de la police ». L'assignation à résidence de personnes vivant d'activités itinérantes a mécaniquement causé « un appauvrissement souvent spectaculaire », rien n’étant prévu pour subvenir à leur besoins. Le prétexte de la guerre servit à la mise en place de cette série de restrictions des libertés, considérées comme anticonstitutionnelles en temps de paix. La figure fantasmatique du nomade-espion, construite en premier lieu par les commandants des régions militaires, bien qu’aucune personne catégorisée comme « Nomade » n'est été condamnée pour espionnage, servit de légitimation et de justification au décret. Lise Foisneau démontre le caractère racial de cette mesure avec le classement de « forains » et de « marchands ambulants » dans la catégorie « Nomades » au prétexte de « saleté repoussante » ou de métiers de façade pour dissimuler des « rapines », indices considérés comme un « caractère ethnique particulier aux Romanichels », ainsi que le rapporte nombre de rapports de gendarmerie. Un mode de vie familial et itinérant (circassiens, forains, marchands ambulants) a été ethnicisé par l’administration, dans le cas de Voyageurs d'origine française. Certains d’entre eux ont d’ailleurs recours à des arguments xénophobes pour se distinguer des « Nomades étrangers ».
« Lorsque les Allemands occupèrent le nord de la France à la fin juin 1940, l'assignation à résidence des “Nomades“ avait déjà été mise en place par l'administration française. » Le régime de Vichy déploya un système concentrationnaire répressif à deux niveaux : assignation à résidence ou internement dans des camps, et camps disciplinaires pour les réfractaires. L'assignation à résidence était cependant préférée par les préfets parce qu'elle permettait de ne pas avoir à les nourrir. « Sous prétexte de sédentarisation, les autorités menaient en fait une politique  déshumanisante, où des adultes étaient privés des moyens nécessaires pour nourrir leurs enfants », puisqu’ils avaient interdiction de se déplacer y compris pour travailler. À ce harcèlement administratif s’ajoutait souvent le harcèlement des voisins. Poussés à l'infraction et aux illégalismes pour ne pas mourir de faim, les « Nomades » durent organiser leur subsistance dans la clandestinité. « En criminalisant leurs stratégies de survie, Vichy a juridiquement déqualifié leurs oppositions politiques les plus frontales, notamment grâce à un régime pénal qui les transformait en prisonniers de droit commun. » Lise Foisneau documente les formes de résistance : les multiples identités obtenues par la multiplication des déclarations de naissance dans différentes mairies, les bons d’approvisionnement sollicités auprès de chaque commune au cours d’un changement de résidence et les ravitaillements cachés des personnes internées dans les camps, les évasions et la clandestinité. Beaucoup participèrent à la Libération mais peu furent cités dans les discours d’après-guerre, tout comme beaucoup de noms de « Nomades » déportés n’apparaissent pas sur les monuments aux morts. Elle raconte également comment une haine anti-nomade se transforma parfois en actions meurtrières au départ des autorités allemandes et du régime de Vichy : arrestations arbitraires (plus de cent dans le Massif central) et exécutions, notamment par des résistants de la dernière heure, par vengeance personnelle ou sur la base de rumeurs, alimentées par « l’antitsiganisme officiellement légitimé durant toute la guerre par l’internement et l’assignation à résidence ».
Le maintien de ces mesures, par le gouvernement de la Libération, jusqu’en juillet 1946, a conforté les préjugés et les sentiments hostiles d’un certain nombre de citoyens français à l'égard de leurs compatriotes toujours regroupés dans la catégorie administrative de « Nomades ». « Cette continuité idéologiquement improbable entre des régimes que tout opposait pourrait bien être une clé pour comprendre les politiques publiques d'après guerre, et peut-être même la situation qui est celle des « gens du voyage » dans la France d’aujourd'hui. La circulaire du 20 novembre 1944 du ministre de l'Intérieur du Gouvernement provisoire ordonne la libération des prostituées mais interdit celle des « Nomades », considérant que, à la différence des lois raciales qui furent abrogées, les mesures adoptées sous la IIIe République étaient justifiées et permettaient de « stabiliser » les « Nomades ». Des administrateurs chargés de ceux-ci sous Vichy restèrent en place. La libération des internés était conditionnée à la production d'un certificat de travail et d'un certificat de résidence, notamment, pièces difficiles à obtenir. Le décret de 1940 finit par être abrogé le 1er juin 1946 mais cette décision ne fut signifiée aux préfectures que le 22 juillet ! Pour les contraindre à la sédentarisation, l'obligation de faire viser les carnets anthropométriques fut reconduite et des terrains de stationnement réservés furent créés. La plupart de ceux qui reprirent le voyage avaient réussi à entrer dans les catégories, plus favorables à la circulation, de « forains » et « marchands ambulants ». Les associations caritatives d’aide aux « Nomades » se développèrent, avec surtout la volonté d'éduquer les enfants et d’évangéliser les parents, de reprendre l'éducation à la société moderne initiée dans les camps. En mars 1949 fut créée la Commission interministérielle pour l'étude des populations d'origine nomade… avec des fonctionnaires ayant participé à leur persécution pendant la guerre. En dehors des déportés rescapés, peu d'internés obtinrent réparation. « Les camp de « Nomades », parfois appelés « camp de concentration » par l'administration française jusqu'en 1944, furent rebaptisés « centres de rassemblement » et leur portée liberticide en partie gommée. »

En conclusion, Lise Foisneau explique qu’avec les « aires d’accueil » réservées, souvent situées dans des lieux à l'environnement dégradé, la discrimination à l’égard des « gens du voyage » se poursuit sous une forme territoriale. Son étude, dense et précise, enrichie de nombreux témoignages, permet de rendre visible « les résistances des « gens du voyage » au sort qui leur est réservé par l'État en France depuis plus d'un siècle, et de présenter les personnes regroupées dans cette catégorie comme des « acteurs historiques ». Elle met en lumière la continuité idéologique de ces persécutions. Édifiant !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LES NOMADES FACE À LA GUERRE (1939-1946)
Lise Foisneau
en collaboration avec Valentin Merlin
272 pages – 25 euros
Éditions Klincksieck – Collection « Critique de la politique » – Paris – Janvier 2022
www.klincksieck.com/livre/9782252045633/les-nomades-face-a-la-guerre



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