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31 mai 2023

LES MILLIONS DE MONSIEUR MELLON

Le 1er avril 1935, débute le procès d’Andrew W. Mellon, banquier et ministre des finances pendant les années 1920, accusé d’avoir fraudé le fisc en détournant des lois qu’il avait lui même contribué à instaurer. Impossibles à étouffer après la crise de 1929, ces malversations révèlent les conditions d’enrichissement des grands financiers et les fonctionnements réels du capitalisme, mettant à mal la légende dorée des « géniaux capitaines d’industrie ». « À quelles conditions l'enrichissement personnel est-il légitime ? Jusqu'à quel point la liberté d'entreprendre peut-elle régner sans menacer l'égalité citoyenne ? Doit-on sacraliser l’héritage au risque de favoriser la transmission héréditaire de privilèges au sein de dynastie de rentiers ? Faut-il limiter les dimensions du capitalisme pour endiguer l’accaparement de la chose publique par des intérêts privés ou restreindre les prérogatives de l'État pour préserver les droits des individus ? Pendant huit ans, les « millions de Mellon » ont divisé le pays autour des réponses à apporter à ces questions. Historien des États-Unis et directeur d’études à l’EHESS, Romain Huret retrace cette histoire curieusement disparue des livres d’histoire dont la résonance avec la situation actuelle ne manquera pas d’interpeler.
Rumeurs et enquêtes journalistiques précèdent le procès et mettent à mal la probité et l’honneur de celui que la presse avait affectueusement nommé « Oncle Andy » et qui était désormais comparé à un vulgaire criminel, un vil bankster, et même à Al Capone, l’ennemi public numéro 1 ! Pour tenter de clore les assauts de ses opposants, Andrew W. Mellon quitte les États-Unis pour occuper, pendant un peu plus d’un an, le poste d’ambassadeur à Londres.
Ce descendant d’immigrants d’Irlande du Nord installés à Pittsburgh, hérite, avec son frère Richard, de la petite banque familiale qu’ils vont transformer en « épicentre d’un “empire“ aux ramifications mondiales ». Ministre des finances de 1920 à 1931, il s’est employé à réduire massivement les impôts, bataillant contre le Congrès, notamment, partisan d’une fiscalité progressive. Il est maintenant accusé d’être à l’origine de la crise de 1929 et de la captation des biens par une minorité, redistribuant plus de 4 milliards, grâce à des baisses d’impôts pour les plus riches. « Si une petite élite s'est engraissée, le peuple a payé au prix fort cette politique fiscale. » Sa déclaration fiscale de 1931 arrive au centre des débats, preuve supposée de fraude par l’utilisation de déductions contestables  : vente fictive, pour un montant cumulé de… 6 millions. Un livre écrit par le journaliste Harvey O’Connor, publié en été 1933, raconte la construction de cet « empire » dans la plus grande discrétion et l’accumulation d’une fortune qu’il estime à 2,5 milliards de dollars.
Le premier procès, intenté par le ministère de la Justice, conclut à l’innocence de Mellon, car l’État fédéral a échoué à prouver la fraude. Cependant, fort de sa victoire, l’accusé réclame un remboursement d’un prétendu trop-perçu par le fisc, ouvrant la voie à une riposte. L’avocat Robert H. Jackson est engagé pour collecter des preuves à charge. Il s’intéresse à la fusion de la florissante scierie McClintic-Marshall avec le géant du secteur Bethlehem Stell à l’automne 1930, soupçonnant un accord entre les deux entreprises pour maquiller ce qui serait en réalité une vente et échapper ainsi à l’imposition. Par ailleurs, l’acquisition de cinq tableaux au musée de l’Ermitage a bénéficié d’un réduction d’impôt, arguant d’une opération philanthropique, alors que ceux-ci sont entreposés à son domicile et n’ont jamais été présentés au public. Pour assurer sa défense, Andrew Mellon recrute l’avocat Frank J. Hogan qui présentera l'action intentée par les New Dealers comme une persécution. La presse va relayer quotidiennement les débats du second procès et les pratiques qui ont conduit le pays au désastres, alors que la crise s’éternise. Il apparait clairement que le krach de Wall Street a paradoxalement permis un enrichissement important pour la famille Mellon : le ministre ayant sauvé les banques qu’il contrôlait, en délaissant d’autres. La stratégie de la défense de diluer les responsabilités derrière des rangées de comptables, juristes, etc, s’avère désastreuse : l'accusé incarne désormais le capitaliste absentéiste plus soucieux de profits que de production. Romain Huret retrace avec minutie chaque rebondissement et décortique avec une grande précision les dossiers d’accusation ainsi que les échanges contradictoires qu’ils suscitent, confirmant que « les success stories entrepreneuriales cachent des artifices comptables bien moins reluisants. »

« Si la minimisation de l'impôt est légitime et si des dispositifs légaux de réduction de son montant créent des formes licites d'évitement, les stratégies développées pour tromper l'administration et se soustraire à ses obligations fiscales sont juridiquement et moralement condamnables. » Au-delà des déclarations fiscales d’Andrew Mellon, c’est le sens même de l’impôt fédéral qui est au coeur des débats, la confiance des citoyens dans l’État, dans la justesse des taux d’imposition et des exemptions, dans le fondement de la progressivité. Dans l’attente de la décision du Board of Tax Appeals, Mellon annonce qu’il donne à la nation sa prodigieuse collection de tableaux et qu’il financera la construction et l’entretien du musée. Finalement, l’absence d’intention d’évasion fiscale sera retenue, tandis que les doutes sur la fusion seront validés et, à ce titre, un redressement de 400 000 dollars est réclamé, fin 1937. Andrew Mellon est décédé le 26 août. La National Gallery of Art sera inaugurée le 17 mars 1941 à Washington, restaurant sa respectabilité.

L’histoire, comme toujours écrite par les vainqueurs, n’a pas retenu cet épisode sans doute trop édifiant. Le procès du capitalisme a bien eu lieu. Les archives en témoignent. Et Romain Huret raconte avec minutie cette intrigue politico-judiciaire qui ne manquera pas de tenir en haleine ses lecteurs. Hier comme aujourd’hui, « les lois fiscales apparaissent moins protectrices de la société que des fortunes des plus riches. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

LES MILLIONS DE MONSIEUR MELLON
Le capitalisme en procès aux États-Unis (1933-1941)
Romain Huet
272 pages – 22 euros
Éditions La Découverte – Paris – Janvier 2023
www.editionsladecouverte.fr/les_millions_de_monsieur_mellon-9782348075940

 

 


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