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6 octobre 2023

LAÏCITÉ

Invoquée à tout va, le terme « laïcité » est « comme essoré par le débat public ». Stéphanie Hennette Vauchez, professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre revient sur ce principe utilisé pour réguler les rapports entre l’État et les cultes aux XIXe et XXe siècles, avant d’être invoqué à propos des conduites individuelles ou collectives. Elle propose une analyse juridique de cette mutation et pointe la non-neutralité et le potentiel discriminatoire de cette nouvelle laïcité.

Un puissant discours néorépublicain, appelant à revivifier les racines de la République par l'exaltation de la raison contre toutes les formes d'obscurantisme, y compris religieuses, est devenu central après septembre 1989, lorsque le proviseur d'un collège de Creil a décidé de renvoyer trois élèves refusant de retirer leur foulard. Dès lors, la laïcité n'allait plus être mobilisée que « comme clé de lecture de la question de l'admissibilité des signes religieux dans l'espace public – et, singulièrement, des signes associés à la religion musulmane ». Nous sommes bien loin des débats liés à la laïcité qui ont animé le XIXe et l’essentiel du XXe siècle, autour de la « guerre des deux France », entre la France catholique et la France républicaine, et de la « guerre scolaire ». Après la laïcisation des écoles, des cimetières, des hôpitaux, au début des années 1880, la loi de 1905 vient mettre fin au Concordat et organiser la séparation des Églises et de l’État, garantissant les libertés de conscience et de culte, ainsi que la neutralité des fonctionnaires. Progressivement, seule la question scolaire demeure un point de tension. La loi Debré, en 1959, prévoit la rémunération des enseignants et la prise en charge d'une partie des dépenses de fonctionnement des écoles privées qui concluent un contrat avec l’État. Puis le projet de Service public unifié et laïc de l'enseignement national, au début des années 1980, est enterré face à l’ampleur de la mobilisation. Depuis 1989 donc, la « question laïque » est uniquement assimilée à « la question du vivre ensemble ». Ainsi la loi d'octobre 2010 interdit la dissimulation du visage dans l'espace public pour assurer « le respect du socle minimal des valeurs d'une société démocratique et ouverte ». Dès lors ces deux notions sont étroitement liées.

Mentionnée dans la Constitution de 1946, la notion de laïcité est une spécificité de la République française (même si elle n’est pas appliquée dans les colonies). Outre le principe de séparation, ceux de garantie du libre exercice du culte et des exigences de neutralité religieuse la définissent. La « nouvelle laïcité » se caractérise par « une hypertrophie de sa composante “neutralité“, parfois au détriment des deux autres », s’imposant non plus seulement au public (l’État et les collectivités) mais également aux personnes privées (les individus), altérant la logique de séparation et affaiblissant la garantie de la liberté de culte.
La loi du 15 mars 2004 proscrit le port de signes religieux par les élèves, rompant avec l'état antérieur du droit qui réservait cette interdiction aux seules autorités publiques, assimilant l'école à « un lieu métonymique de la République ». L'interprétation de cette loi, au sein même de l'école, a été extensive. Suite à l'affaire Baby Loup, qui défraya la chronique de 2010 à 2014, crèche privée dans laquelle la direction s’opposa au port du voile d’une puéricultrice, la loi « travail » de 2016, dite El Khomri, autorise les règlements intérieurs des entreprises à intégrer une clause de « neutralité religieuse ».
Cette hypertrophie de la neutralité déséquilibre « le triangle de sens de la laïcité », négligeant, voire altérant la séparation. La loi du 24 août 2021 confère un nouveau pouvoir au préfet qui peut désormais s'opposer à la constitution d'une association cultuelle. De même, en qualifiant certaines pratiques de radicales, l'autorité séculière s’immisce dans la sphère du religieux, à l'encontre de la logique de séparation.
Par ailleurs, l'importance croissante de la neutralité multiplie mécaniquement les restrictions de la liberté religieuse. De plus, ces dernières pèsent de manière inégale sur certaines croyances et pratiques, entraînant des discriminations. Pour défendre la loi du 24 août 2021, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin dénonçait le séparatisme, notamment islamique, comme le mal dont souffrait la société française et qui se caractérisait par une série de pratiques bénignes encourageant le communautarisme et constituant le « terreau du terrorisme ». Stéphanie Hennette Vauchez expose différents exemples qui démontrent un traitement différencié patent. « Il est difficilement contestable que l'islam se trouve de manière récurrente depuis plusieurs décennies à l'origine de nombre des évolutions imprimées au régime de laïcité. »
En conclusion, elle ne mâche pas ses mots pour dénoncer l’utilisation, l’instrumentalisation de « l’universalisme républicain », afin que « le droit ne saisisse l'individu que dans son abstraction, sans attention à ce qui le singularise ». Elle cite Jean-Fabien Spitz qui dénonce le « tournant “intégriste“ d'un certain discours républicain » et considère « l'emphase sur les valeurs républicaines – au premier rang desquelles, la laïcité – une “hypocrisie“, qui n'aurait en réalité pour seule fonction, sinon objectif, que de “dissimuler la guerre des classes derrière une guerre des races“ ». « Pour lui, la nouvelle laïcité et sa centralité ne se comprennent fondamentalement que comme un “supplément d’âmes“ dont le néolibéralisme a un besoin d'autant plus criant qu'il ne dispose d'aucun (autre) registre de justification et de légitimation de la brutalité et de l'importance des inégalités qu’il ne cesse de causer et d'accroître ». Elle rappelle aussi que « la conception aristotélicienne de la justice distributive assimile certes l’égalité au fait de traiter de manière identique les situations identiques, mais commande aussi de traiter différemment les situations différentes ». Ainsi, dès les années 1980, les repas servis dans les cantines scolaires étaient aménagés pour tenir compte des différences différences individuelles et familiales – y compris religieuses.

Stéphanie Hennette Vauchez met en lumière l’évolution « radicale » de l’usage du terme « laïcité » et son utilisation actuelle pour le moins partiale. Avec une grande clarté, elle met les points sur les « i » et permet de comprendre la duplicité de bien des débats, les intentions réelles des partisans de cette dérive.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



LAÏCITÉ
Stéphanie Hennette Vauchez
112 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Octobre 2023
anamosa.fr/livre/laicite/


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