Jean-Miguel Pire, chercheur à l’École pratique des hautes études, exhume l’antique notion de l’otium, le « loisir fécond », et la propose comme solution pour retrouver sens et autonomie.
Un nombre grandissant d’emplois a transformé leur titulaire en simple agent d’exécution car les critères du monde marchand (rapidité, productivité, rentabilité, efficacité matérielle) ont éliminé toute part d'autonomie et de possibilité de se réaliser personnellement. En réponse, certains acceptent une rémunération réduite en échange d’un l'emploi du temps qui ménage des espaces de loisirs. Mais ceux-ci sont bien souvent assimilés à du divertissement.
Par ailleurs, ce temps de distraction a été transformé dans une proportion totalement inédite en une immense source de profit, par une industrie qui sollicite l’émotion plutôt que la pensée. Cette transformation du « temps de cerveau disponible » en marchandise constitue « le plus grand dommage que l’on ai pu causer à l’autonomie de la pensée ».
L’auteur considère que l’adoption du « droit de retrait » en 1982 et du « droit à la déconnexion » en 2016, dans le Code du travail, posent des « jalons utiles pour appréhender la quête sémantique. Il s’agit avant tout de nommer le « loisir fécond ».
Au Ve siècle avant notre ère, en Grèce, à une époque dominée par la survie et où l’activité mentale était dominée par les représentations religieuses, les traditions et la violence, la skhôlè, le temps nécessaire à la quête de la sagesse, est encouragée, jugée indispensable pour le bien de la Cité. « Pour la première fois dans l’histoire humaine, la capacité de dire la vérité n'est plus indexée sur la puissance ou l'autorité, mais seulement sur le souci d'approcher le réel de façon rigoureuse. » Le travail utilitaire est d'ailleurs nommé askhôlia, c'est-à-dire privation de la skhôlè, signe de la supériorité hiérarchique de celle-ci. Cette « invention » engendrera la philosophie et la démocratie. L’auteur tente de donner quelques explications, moyennement convaincantes, à cette « révolution décisive ». Si le temps consacré au loisir fécond était surtout accessible aux citoyens libres, délivrés des tâches matérielles, les écoles de philosophie étaient ouvertes à tous, femmes et esclaves compris.
À Rome, le concept est repris sous le nom d’otium mais étendu à toutes les formes de loisir, tandis que le loisir studieux est nommé otium studiosum. Soucieux de rentabiliser l’usage du temps, les Romains se montrent méfiant vis-à-vis de l’inactivité et privilégient le travail. De plus, si l’otium studieux bénéficie encore d’un certain prestige, il est réservé à un petit nombre.
Avec le christianisme qui, comme tous les monothéismes, s’attribue l’exclusivité de la prescription morale, l’inactivité méditative est restreinte à la sphère religieuse, en conformité avec le dogme : l’otium religiosum.
Dès la fin du Moyen Âge, Pétrarque, les mouvement européens des académies et surtout Montaigne, redécouvrent l’otium, irriguant le mouvement des Lumières, inspirant le projet éducatif de la Révolution française, puis les humanités promues par l’école de la IIIe République.
L’intérêt de l’autonomie éthique est au cœur des derniers travaux de Michel Foucault, sur lesquels Jean-Miguel Pire revient longuement.
L'institution légale des congés payés en 1936, octroie à tous les salariés un temps libre, cependant les loisirs vont inexorablement être transformés en « instruments d'aliénation au profit du marché ».
En conclusion, Jean-Miguel Pire propose quelques pistes pour remettre au goût du jour l’otium, qu’il souhaite voir devenir « bien commun », « otium du peuple » !
Intéressant. L’histoire de cette notion antique qui a créé une « possibilité anthropologique universelle », selon Bourdieu, et sa disparition sont profondément éclairantes sur le monde tel qu’il est. Un détour par d’autres cultures eut été le bienvenu. L’auteur parle notamment de serendipité sans s’attarder.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
L’OTIUM DU PEUPLE
À la reconquête du temps libre
Jean-Miguel Pire
84 pages – 13 euros
Éditions Sciences humaines – Auxerre – Janvier 2024
www.scienceshumaines.com/l-otium-du-peuple-a-la-reconquete-du-temps-libre_fr_899.htm
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