Titulaire de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » au Collège de France, Didier Fassin, constatant que « le consentement à l'écrasement de Gaza a créé une immense béance dans l'ordre moral du monde », propose d’examiner cette « abdication morale des États […], justifiée au nom de la morale même ».
« Chacune et chacun était conscient que nous assistions, abasourdis et impuissants, à un évènement majeur de l'histoire contemporaine dont les conséquences morales, les retombées politiques et les implications intellectuelles seraient considérables. Mais la langue pour le formuler semblait comme morte. Ou plutôt essayait-on de la faire mourir en imposant un vocabulaire et une grammaire des faits, en prescrivant ce qu'on devait dire et en condamnant ce qu'on ne pouvait pas dire, sous peine de se voir désigné à la vindicte publique, mis au ban de la société, démis de ses fonctions, exclu de son institution, écartée d'une conférence, soumis à une enquête des forces de l'ordre, voir convoqué par un juge pour comparution devant un tribunal. » C’est pourquoi, alors que la décision la Cour internationale de justice estimant « plausible » la commission d’un génocide à Gaza, un révisionnisme se mettant déjà à l’œuvre, pour effacer « les traces les plus embarrassantes des encouragements aux crimes de guerre au nom de ce qu'on appelait le droit de se défendre », il entreprend de rassembler quelques pièces pour contribuer à la constitution d'une archive, et préciser les outils théoriques permettant d’analyser ce qui est en cours. Si Marc Bloch cherchait à comprendre L'Étrange défaite militaire de l'armée française en 1940, Didier Fassin en lui empruntant son titre, se situe toutefois du côté de la morale.
Après avoir rappelé très précisément ce que fut l’attaque du 7 octobre – et aussi quelques mensonges destinés à nourrir « le sentiment d’horreur et le désir de vengeance », repris pendant des semaines dans les médias et les milieux politiques, y compris par le président des États-Unis –, il revient sur les déclarations de quelques historiens, écrivains et philosophes, soucieux « d’articuler la question morale de l’excès à la question politique de la libération », entre les propos polémiques de ceux qui parlent de « pogrom antisémite » et ceux qui justifient un « acte de résistance ». Il pointe l’importance d’inscrire cet événement dans l’histoire, que ce soit depuis la déclaration de Balfour en 1917, la création de l’État d’Israël en 1948 ou la guerre des Six Jours en 1967. « Car faire débuter la séquence présente le 7 octobre n'est pas seulement éluder l'histoire, c'est aussi donner une signification particulière aux faits, avec deux implications cruciales pour celles et ceux qui défendent cette vision anhistorique. Premièrement, les violences commises dans le sud d’Israël apparaissent comme relevant d'une pure sauvagerie, aussi irraisonnées qu'imprévisibles, des membres du Hamas, ce qui permet de les dépouiller de leur humanité et, par un raisonnement métonymique, d’étendre à l'ensemble des palestiniens le discours de haine et la logique de représailles. Deuxièmement, l'État Israélien ne se reconnaît ainsi aucune responsabilité dans la genèse des évènements, ni au titre des décennies d'oppression et d’étouffement de la population palestinienne, ni au titre de la stratégie employée pour faire prospérer l'organisation qui lui a infligé cette épreuve. » Au contraire, rappeler dépossessions, blocus, violations des droits, morts et mutilations, humiliations, « c'est donner à comprendre comment une situation devenue invivable peut conduire à une révolte, alors que les protestations pacifiques restaient sans effet ». Il défend que « comprendre n’est pas justifier et qu'on peut essayer d'analyser un acte quand bien même on le réprouve ».
La qualification de terrorisme est ensuite passée au crible. Initialement utilisée pour désigner des pratiques propres à un État, elle s’applique aujourd’hui aux personnes et aux organisations qui s’attaquent à lui, tandis que ses propres opérations visant à terroriser des populations sont considérées comme contre-terroristes. La catégorisation peut également s’inverser au fil du temps, voir Mandela et l’ANC. Quoiqu’il en soit, l’attaque du 7 octobre a remis sur la table la question palestinienne, alors que la perspective d’un État indépendant n’était plus sérieusement évoquée, malgré sa reconnaissance par 138 des 193 pays membres des Nations unies. Le 22 septembre, le Premier ministre israélien avait ainsi brandi devant l’Assemblée générale des Nations unies, une carte du Grand Israël ayant absorbé la Cisjordanie et la bande de Gaza. Le 19 mai 2023, c’est le ministre des Finances et de la colonisation qui avait affirmait qu’il n’y avait ni histoire palestinienne, ni culture palestinienne, ni même de peuple palestinien.
Le terme de « génocide » est utilisé dès le 15 octobre par 800 universitaires et chercheurs du monde entier, spécialistes en science politique, le 19 par 9 rapporteurs spéciaux des Nations unies, le 12 décembre par la Fédération internationale des droits de l’homme. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, ratifiée par Israël et l’Afrique du Sud, définit celui-ci comme « l'un quelconque des actes commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », supposant une intention. Le mémoire de 84 pages remis par l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice de La Haye, établi l’intention sur la base des déclarations des responsables politiques et chefs militaires israéliens, et l’action sur des faits difficilement réfutables. Didier Fassin reprend quelques unes des 600 sources citées, qui ont convaincu la Cour. L’historien israélien Raz Segal parle d’ailleurs de « cas d’école en matière de génocide » tant il est rare que les auteurs expriment de manière aussi « explicite, ouverte et décomplexée » leurs intentions. Pourtant, à l’annonce de cette décision, le gouvernement israélien dénonçait ces accusations comme… antisémites.
Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits humains dans les Territoires palestiniens occupés, intitule son rapport, présenté le 25 mars 2024 : Anatomy of a Genocide. Cependant, nous avons assisté à une inversion de l’accusation : « l’attaque du Hamas étant présentée comme une nouvelle Shoah », même si le directeur du mémorial Yad Vashem lui-même a critiqué « cette instrumentalisation du génocide des Juifs d’Europe pour justifier la violence de la réponse militaire et, par avance, l’exonérer ». La stratégie du gouvernement Israélien et de ses soutiens occidentaux repose sur deux piliers : la légitimité de l'opération militaire menée contre les palestiniens, basée sur le droit de se défendre, la dénonciation de l'utilisation des femmes et des enfants comme boucliers humains, la moralité supposée de l'armée Israélienne, et, en parallèle, sur la disqualification des critiques de cette opération. Ces arguments ont été scrupuleusement réfutés. En 2016, l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste a proposé une « définition opérationnelle » de l’antisémitisme, selon laquelle « critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut être considéré comme de l’antisémitisme ».
« La confusion entre critique de la politique israélienne, voire critique du sionisme, et antisémitisme n'en demeure pas moins la règle de la part des gouvernements, des médias publics et des institutions académiques occidentaux, ce qui aboutit au paradoxe démocratique selon lequel critiquer un gouvernement composé de ministres d'extrême droite, promoteur d'un suprématisme religieux, auteur de lois discriminatoires, rejetant le droit international et commettant des massacres de populations civiles, expose à se trouver soi-même accusé d’iniquité. » L’auteur revient, avec force détails, sur certains « épisodes récents » : l’ingérence du gouvernement français pour criminaliser la mobilisation des étudiant de Sciences Po Paris, le Premier ministre allant jusqu’à s’inviter à une séance du conseil d’administration, par exemple, ou, en Allemagne, la condamnation officielle la prise de parole publique de deux réalisateurs, l’un palestinien, l’autre israélien, lors de la cérémonie de clôture de la Berlinade. Il en conclut que « dans la plupart des pays occidentaux, les conditions d'un débat contradictoire respectueux ne sont donc pas réunies en raison des interférences de l'État, des institutions académiques et des organisations communautaires. »
Il documente également la « compassion sélective » et la « couverture unilatéralement orientée » des principaux médias français (souvent à l‘encontre d’une partie de leurs journalistes), puis cherche à comprendre les raisons de ce « renoncement moral ». La justification du droit d’Israël de se défendre repose sur la volonté manifestée par le Hamas dans sa charte de 1988, alors qu’une révision de ce texte en 2017 gomme cette exigence pour rechercher une « solution politique » avec la création de deux États. Le raisonnement israélien est sous-tenu par « une projection, qui imagine chez l'autre ce que l'on fait soi-même », et « une prophétie autoréalisatrice, par laquelle on produit ce qu'on prétend combattre ». Après l’accusation de génocide par la Cour internationale de justice, les dirigeants occidentaux, comprenant qu'ils pourraient se voir à leur tour inculpés pour complicité, finissent par demander un cessez-le-feu, y compris les plus ardents défenseurs de l'opération militaire israélienne. « Un aspect important et souvent négligé du soutien à Israël est la contribution à l'industrie mondiale de l'armement et plus largement à l'économie de guerre. » Qui plus est, l’obligation de dépenser en achats de matériels et services états-uniens les aides attribuées par les États-Unis, en font en réalité des subventions déguisées au complexe industriel militaire de ce pays. Il explique également le consentement des pays occidentaux à l’écrasement de Gaza par « l'expiation par procuration de leur participation à la destruction des juifs d'Europe ».
Pour terminer sur un note d’espoir (relatif), il rappelle comment la cohabitation de l'oppresseur et de l'opprimé d'hier a été rendue possible en Afrique du Sud par la diversité des mouvements de résistance interne, la multiplication des pressions extérieures, la présence d'un leader charismatique et visionnaire, et d'un président pragmatique. Conditions qui ne sont pour l’instant pas remplies.
Bien que nous n’ayons rapporté que le squelette de son argumentaire, Didier Fassin illustre son propos par quantité de faits et de déclarations, rigoureusement authentifiées, témoignant ainsi d’un front du refus face à la censure et à l’autocensure, proposant une analyse des plus justes des événements récents, jetant une pierre contre l’imposture des discours dominants.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
UNE ÉTRANGE DÉFAITE
Sur le consentement à l’écrasement de Gaza
Didier Fassin
198 pages – 17 euros
Éditions La Découverte – Paris – Septembre 2023
www.editionsladecouverte.fr/une_etrange_defaite-9782348085369
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