La racialisation des « fauteurs d’abus » apparait comme une constance et si la superposition des souches et du mérite est imparfaite, ce serait preuve d’une contamination. Ainsi, le désir d’épuration autant éthique qu’ethnique vise le rétablissement d’un juste rapport entre la peine et sa rétribution, plutôt qu’un changement radical.
« L'antinomie du contributeur méritant et du prédateur oisif s'impose d'abord comme l'armature intellectuelle de la contestation des sociétés d’ordre. » Les Niveleurs, aile radicale du mouvement révolutionnaire anglais et l’abbé Sieyès dans son réquisitoire contre les privilèges, en donnent une formulation précoce. Leur indignation reproche au régime politique de permettre à des improductifs de s'emparer du fruit des efforts des créateurs de richesses. Mais l'aristocratie est plus dépeinte comme un corps étranger incrusté dans la communauté nationale que comme une classe dirigeante abusive : le « joug normand » que les Saxons subissent depuis la bataille d’Hastings ou les descendants des barbares germains. « Plus qu'un simple changement de régime, l'abolition des privilèges correspondrait donc au rétablissement de la souveraineté du peuple autochtone. »
Puis, on retrouve l’interprétation producériste de la lutte des classes dans la structuration du mouvement ouvrier, au XIXe siècle. Proudhon milite pour une société composée uniquement de producteurs indépendants, pour la réconciliation du travail et de la possession, en retirant aux oisifs le pouvoir d’interférer dans leur relation. Il propose la création d’une « banque du peuple » chargée de court-circuiter les chasseurs de rentes en dispensant un « crédit gratuit ». L’auteur rappelle qu’il destinait les femmes à un rôle de procréatrices assignées au foyer conjugal, en raison de leur déficience congénitale incontestable et inaltérable, qu’il accusait les Juifs d’être les ordonnateurs de la finance prédatrice et s’affirmait hostile à l’émancipation des Noirs, voués à être dirigés par les peuples plus développés, en raison de leur supposée arriération morale et intellectuelle.
Le flambeau est ensuite repris par :
- Les populistes de l’éphémère People’s Party aux États-Unis, fidèles à l’idéal d’ « une société de yeomen labourant leur lopin de terre et exigeant de leurs représentants la garantie de pouvoir disposer du fruit de leurs efforts ».
- Les boulangistes en France, rassemblés autour de Maurice Barrès, « socialistes révisionnistes » qui défendent un protectionnisme intégral et s’opposent au socialisme « enjuivé », internationaliste, collectiviste et étatiste.
- La constellation des partis antisémites en Allemagne, à la recherche d’une troisième voie entre les libéraux qui soutiennent l’action de Bismarck et les socio-démocrates. Ils usent de la dénonciation du bouc émissaire comme ciment de leur « cause völkisch ».
Après la Première Guerre mondiale, les nazis reprennent ce producérisme racial et dénoncent le supposé projet juif d’inversion de la hiérarchie des races. L’économiste Werner Sombart réhabilite la concentration du capital industriel tout en dénonçant la finance parasitaire. Hitler lance alors l’Allemagne vers la conquête et l’épuration de son « espace vital ».
L’axiologie producériste, prudemment soustraite aux assignations ethno-raciales, est également utilisée aux États-Unis, dans les années 1930, par les promoteurs du New Deal et ceux de la doctrine économique keynésienne, puis par l’ensemble du champ politique des pays occidentaux pendant le « compromis méritocratique » d'après guerre. Au milieu des années 1960, elle sera dénoncée comme « obstacle majeur à une révolution réellement émancipatrice » par les mouvements sociaux, tenue pour responsable, avec le consumérisme, de la réconciliation des exploités avec leur condition d'employés du capital. « Accusé d'étouffer l'aspiration des prolétaires à l'émancipation, le consensus méritocratique est perçu par ses critiques comme une manière d'acheter la paix sociale au prix d'une exaltation de la “valeur travail“ et de l'assurance de sa convertibilité en oripeaux du confort bourgeois. » Largement déligitimée à gauche, l’antinomie morale du producteur et du parasite va s’imposer comme boussole exclusive des représentants de la droite. Fondée en 1947 par Friedrich Hayek, la Société du Mont-Pèlerin part à l'assaut du compromis social d'après guerre, en discréditant la distinction entre investissement productif et placement spéculatif, évinçant donc toutes références producéristes. Nombre de figures de proue de la pensée néolibérale, comme ceux de l’École de Chicago, s’accordent à faire l’économie du peuple. Toutefois, James Buchanan, chef de file de l’École de Virginie, théorise le « choix public ». Conjuguant ressentiment populaire et individualisme libéral, il défend la nécessité de mobiliser, contre le compromis néokeynésien, un électorat soudé par la conviction de représenter les forces vives de la nation et le sentiment d’être confronté aux agissements de forces hostiles à son épanouissement : les bénéficiaires des programmes sociaux, les travailleurs syndiqués, les agents de la fonction publique et les élites culturelles, qui hérite du parasitisme d'en haut, naguère réservé aux spéculateurs.
Michel Feher reconstitue une semblable généalogie pour la France de la Ve République, afin d’expliquer l’émergence du Front national. Alors que les trois premiers présidents ont veillé à maintenir l’équilibre entre promesse de solidarité et appel à la rigueur, les légataires du gaullisme, sous la houlette de Jacques Chirac, se convertissent au néolibéralisme en 1981, mais peinent à exploiter les ressources du producérisme, au contraire des partis de Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Le Front national, jusque là officine de vétérans de l’OAS, de rescapés du poujadisme et de nostalgiques de Vichy, s’empare de « l’exclusivité temporaire d’une projection du producérisme néolibéral », exonérant les producteurs d’origine controlée de la charge des réformes structurelles, mais se heurtant « au discrédit du racisme biologique que son fondateur rechigne à abjurer ». Ce « producérisme nativiste », reposant sur l’alliance des investisseurs et des travailleurs autochtones, ne propose aucune politique économique audacieuse et substitue à l’antisémitisme discrédité une autre figure de prédateur : la finance sans frontière remplace la banque censément juive, et l’islamo-gauchisme, le judéo-bolchévisme, tandis que « la religion musulmane est […] désignée comme le terreau d’un projet global ». Dès lors, ses concurrents, jugeant que le « cordon sanitaire tissé de valeurs morales » n'est plus à l'ordre du jour, vont reprendre ses « produits d'appel » (immigration et insécurité, islam et laïcité, minorité et communautarisme), pour tenter d'endiguer sa progression.
« À gauche, la rétivité au producérisme, héritée de Mai 68, a survécu au tournant de la rigueur de 1983 mais n'a nullement contrarié la conversion des socialistes à la raison néolibérale. » Avec le référendum sur la ratification du traité constitutionnel européen, émerge une force capable de les supplanter, qui devra choisir entre la défense de la souveraineté nationale contre les « courroie de transmission européenne de la mondialisation », celle du travail contre le capital, ou encore celle des contributeurs à l'économie réelle contre les prédateurs du monde de la finance. Le parcours de Jean-Luc Mélenchon oscille entre ces trois options. Après sa campagne de 2012, il adopte les prémisses du populisme, définis par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe : alors que la démocratie parlementaire est mise à mal, il arrive que « le corps politique » se dérobe à la latéralité droite-gauche, pour adopter une « polarité du bas et du haut ». Il investit alors l’axe vertical, occupée par Marine Le Pen, se proposant de défendre les « fâchés pas fachos » contre la spoliation à chercher du côté des actionnaires et non des immigrés. Cependant, « le producérisme ne situe pas le peuple à la base d'une pyramide mais bien dans la partie médiane d'une courbe en cloche » et implique bien d’imputer la fortune des producteurs à deux types de parasites. Emmanuel Macron, bien qu’élu comme « antidote » aux anathèmes producéristes va imprudemment les embrasser. L’analyse de ces différentes périodes est bien entendu plus détaillée que nous ne pouvons le rapporter ici. L’évolution de la stratégie du RN est également passée au crible. « Non content de loger le peuple dont il sollicite les suffrages dans la partie médiane de l'espace social – entre les banlieues métropolitaines ou sévissent les parasites d’en-bas et les beaux quartiers où opèrent les parasites d’en-haut –, le RN situe son électorat au juste milieu sur l'axe horizontal des positions politiques – à mi-chemin entre l'individualisme cynique des libéraux et l'égalitarisme confiscatoire de la gauche. » À la différence du « juste milieu » centriste qui désigne une répartition équitable des coûts et des bénéfices, la voie médiane recherchée par les dirigeants du RN stipule que les producteurs se sont déjà suffisamment sacrifiés. Il s'agit de « gagner plus et bénéficier de la solidarité nationale sans travailler davantage, et en partageant moins ». Et l’absence de progrès dans leurs conditions d'existence sera toujours portée au compte des parasites. Car « l'imaginaire de l'épuration curative se révèle aussi insensible aux chiffres qui démontent ses prémices que prodigue en faits alternatifs destinés à les accréditer ». Droite libérale et gauche éco-socialiste ne peuvent que constater que leur propre vision de la conflictualité sociale ne mobilise qu'une minorité de votants, et que « toute tentative de panachage entre leur perspective et l’axiologie producériste favorise davantage la légitimation du lepénisme que le rapatriement de ses électeurs dans le giron républicain ». En définitive, les emprunts au lexique du RN ne sert qu’à trouver un terrain d’entente avec ses dirigeants. C’est ce qu’augure la transformation du Parti républicain aux États-Unis, avec l’élection de Donald Trump, et du Parti conservateur au Royaume-Uni, avec le référendum sur le Brexit. « Du ministre de l'Intérieur au jeune président du RN en passant par Marine Le Pen elle-même et les derniers LR, les politiciens de droite et d'extrême droite ont déjà tourné la page Macron – dont les deux quinquennats auront davantage été une période de transition qu’un moment fondateur » et s’interrogent sur la forme de leur future union : coalition à l’italienne ? alliance à la suédoise ? Par ailleurs, l’évolution en cours du projet européen ne rebutera bientôt plus les partis tels que le RN.
L’auteur explore et analyse également les stratégies déployées à gauche pour rivaliser avec l’union des droites.
Le fil conducteur que propose Michel Feher permet de mesurer l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. Si un souffle impressionnant et constant porte ce texte riche en enseignements, on pourra toutefois regretter qu’il manque d’imagination et de perspective pour échapper au cadre électoraliste.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
PRODUCTEURS ET PARASITES
L’imaginaire si désirable du Rassemblement national
Michel Feher
270 pages – 16 euros
Éditions La Découverte – Paris – Août 2024
www.editionsladecouverte.fr/producteurs_et_parasites-9782348084881
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