Pour quoi faire ?

20 septembre 2024

L’ANTIFASCISME

L’antifascisme est « une tradition politique légitime, héritée d’un siècle de luttes dans le monde entier ». L’historien Mark Bray revient sur cette histoire et documente l’antifacisme actuel, sur la base d’entretien réalisé dans différents pays d’Amérique du Nord et d’Europe. Il défend un « antifasciste du quotidien » à la portée de tous.

Selon l'historien Robert Paxton, les fascistes « rejettent toutes les valeurs universelles au profit du succès de peuples élus dans un combat darwinien pour la suprématie » : « On peut définir le fascisme comme une forme de comportement politique marquée au coin d'une préoccupation obsessionnelle pour le déclin de la société, pour son humiliation et sa victimisation, pour les cultes compensatoires de l'unité, de l'énergie et de la pureté ; ses militants, des nationalistes convaincus encadrés par un parti fondé sur la masse, collaborent de manière souvent rugueuse, mais efficace, avec les élites traditionnelles ; le parti abandonne les libertés démocratiques et poursuit, par une politique de violence rédemptrice et en l'absence de contraintes éthiques ou légales, un double objectif de nettoyage interne et d'expansion externe. » La gauche est souvent divisée entre les partisans d’une approche légaliste de la lutte antiraciste et antifasciste, et ceux qui défendent des stratégies frontales d'action directe pour défaire l'organisation fasciste. C’est plutôt à ces derniers que l’auteur s’est intéressé, à ceux qui se consacrent « à la destruction de l'organisation fasciste » et/ou « à la construction d'un pouvoir communautaire populaire en vaccinant la société contre le fascisme par la promotion d'une vision politique de gauche ». Car si l’antifascisme « historique » est bien devenu légitime après la Seconde Guerre mondiale, celle-ci est souvent considérée comme une rupture et masque la continuité avec les groupuscules d’aujourd’hui, entretient la tendance à reléguer la lutte antifasciste dans le passé. « Il faut construire des tabous sociaux qui empêchent le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les formes d'oppression sur lesquelles se fondent le fascisme d'être au cœur du processus complexe de fabrique de l'opinion. Et pour maintenir ces tabous sociaux, il faut mettre en pratique ce que j'appelle l’“antifascisme du quotidien“ », explique-t’il.

Il recherche l’origine du fascisme au moment de l’affaire Dreyfus, avec la création d’Action française, en 1899, ou l’apparition du Ku Klux Klan à la fin des années 1860 aux États-Unis. Avec la restauration de la monarchie européenne en 1815, les révolutionnaires sont menacés par le républicanisme libéral qui va s’allier, à partir de 1848, aux élites conservatrices en échange de leur abandon de la révolution. Le nationalisme est alors une notion de gauche, par opposition à la souveraineté héréditaire. Avec l’expansion de l’impérialisme, elle bascule à droite et contribue à la sujétion des dirigés au nom du prestige international de la conquête. C’est la Première Guerre mondiale qui ouvrira la porte au fascisme. Si les partis socialistes ont renoncé à la grève générale dont ils avaient longuement discuté, ils sont aussi divisés, depuis 1890, entre factions réformistes et révolutionnaires. La vague révolutionnaire qui traverse le continent entre les derniers jours de la guerre jusqu'en 1920, est défaite par la prédominance de l’aile réformiste dans le moment socialiste : en Allemagne, c'est un dirigeant social-démocrate qui mate la révolution spartakiste en janvier 1919. Dès le début des années 1920, les Squadristi fascistes de Mussolini arpentent villes et campagnes pour détruire la « peste rouge ». En réponse, les Arditi del popolo sont créées en juin 1921. L’auteur raconte également l’apparition des formations paramilitaires en Allemagne et les dissensions qui divisent les dirigeants de gauche, laissant la lutte antifasciste à la base. « Le 30 janvier 1933, Hindenburg, alors président du Reich, nomme Hitler chancelier. Le slogan socialiste des élections de 1932 (“Pour détruire Hitler, votez Hindenburg !“) démontre bien la futilité de cet espoir que le vote empêcherait la progression des nazis. » « Les dirigeants étaient trop englués dans leurs habitudes pour pouvoir approuver rapidement des options tactiques innovantes et combatives. Le continent entier et surtout sa population juive, paiera très cher l’échec de la bataille contre la montée de Hitler. » En Angleterre, l’autodéfense s’organise contre la montée des groupes fascises apparus dès les années 1920, dont Oswald Mosley sera le chef du plus important. Les Juifs, notamment, forment plusieurs organisations. Le clivage sera ici générationnel, les anciens critiquant ceux qui copient la violence nazie, tandis les les plus jeunes croient que les poings sont plus utiles que les stylos. Des manifestations massives et des émeutes empêchent la tenue des meetings fascistes, jusqu’à la fameuse bataille de Cable Street, le 4 octobre 1936.
En été 1935, l’Internationale communiste passe brusquement de sa critique obsessionnelle du « social–fascisme » à la promotion des Fronts populaires pour garantir la sécurité de l’URSS. En Espagne, les forces italiennes, pourtant nettement mieux équipées, subissent un fiasco retentissant le 18 mars 1937, à Guadalajara, provoquant une épidémie de désertions.

On considère souvent, à tort que, la victoire des alliés, en 1945, a mis un terme définitif au fascisme dans l’histoire. Des vagues d'amnésie historique amplifie ce qu’a été la résistance, occultant « la véritable nature de la collaboration généralisée ». La dénazification se concentre sur la responsabilité des élites. Elle est plus minutieuse à l’Est qu’à l’Ouest. Pour contrer l’antisémitisme toujours présent et tenace en Grande-Bretagne, des vétérans juifs fondent le 43 Group, réseau de commandos qui attaquent les événements fascistes, notamment ceux de Mosley. La mort de Kevin Gately, piétiné par la police lors d’une contre manifestation en 1974 galvanise le mouvement antifasciste. En 1977, renforcé par des groupes féministes, gays et lesbiens, anarchistes et socialistes, ainsi que des membres de la communauté afro-caribéenne, il repousse 6 000 membres du National Front dans le quartier de Lewisham à Londres. En parallèle, le mouvement punk émerge, notamment la oi!, en réponse à la culture skinhead suprémaciste blanche qui se répand aussi en France, au début des années 1980, en marge de la montée du FN. Les Groupes SCALP, REFLEXes, No Pasarán s’organisent. L’autonomie, apparue en Italie, se propage en Allemagne de l’Ouest à la fin des années 1970 et s’allie aux mouvements féministe, antinucléaire et squat. La violence nazie explose en Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin. Sont également évoqués le militantisme en Norvège, au Pays-Bas, en Italie, jusqu’à l’entrée dans le gouvernement Berlusconi en 1994 du MSI, rebaptisé Alleanza Nazionale, signant le retour du fascisme institutionnel.

Un chapitre est d’ailleurs consacré à la montée des « nazis en costume » et aux difficultés d’y répondre avec les méthodes habituelles. La guerre civile en Syrie a provoqué un afflux massif de réfugiés en Europe : 1,3 million entre 2011 et 2015. La crise économique et les attaques meurtrières menées par des « islamistes radicaux » contribuent également à alimenter « l’hystérie nationaliste à propos des réfugiés ». « Les partis d'extrême droite brandissent une interprétation ethnique et linguistique de la citoyenneté pour marginaliser les immigrés, y compris ceux de deuxième et troisième génération. » « Ils se sont débarrassés de leurs accointances explicitement fascistes afin de bien paraître devant le grand public. Auparavant fervents défenseurs de la théorie du racisme biologique, ils se sont convertis à la différence culturelle, à la sécurité et à la peur du manque, exploitant ainsi les angoisses populaires liées à l'immigration. » L’auteur analyse la progression du FPÖ en Autriche, du PVV aux Pays-Bas, de l’AfD en Allemagne, qui se transforme en PEDIGA en octobre 2014, le DF au Danemark, le NSF et le SMR en Suède, Aube dorée en Grèce, l’alt-right et bien sûr Trump aux États-Unis,… Le féminisme, la libération queer, l’antiracisme sont dénoncés comme des facettes de l’« hégémonie “politiquement correcte“ abrutissante et non naturelle ». À côté de cette « guerre culturelle » (contre la légalisation du mariage gay, la légitimation des droits des personnes transgenres, etc.), l’anxiété est alimentée par la « bataille démographique » que les conservateurs blancs seraient en train de perdre. Ne se trouvant plus face à une petite minorité radicale mais à une grande portion de la société, les tactiques attifas ne fonctionnent plus. Cependant, les tentatives de perturbation des meetings sont toujours pratiquées. Mark Bray évoque aussi la politisation des clubs de supporters de football dans différents pays et la révolution du Rojava.

Il propose ensuite cinq leçons à retenir de l’histoire, sorte de synthèse théorique de son exposé précédent :

  • Les fascistes ont toujours gagné les élections légalement et n’ont jamais pris le pouvoir par la révolution. Il en déduit « l’inefficience du gouvernement parlementaire comme rempart au fascisme ».
  • Pour avoir été longtemps considéré par de nombreux dirigeants et théoriciens antifascistes comme « une simple variante des idées contre-révolutionnaires traditionnelles », le fascisme n’a pas été suffisamment pris au sérieux avant qu’il ne soit trop tard.
  • Les dirigeants socialistes comme communistes ont souvent été plus lents que leur base à prendre la juste mesure de la menace fasciste et à promouvoir des réponses militantes.
  • Le fasciste vole à la gauche son idéologie, ses stratégies, son imagerie et sa culture, pour séduire son électorat avant de s’en défaire, une fois arrivé au pouvoir.
  • Avant de remporter de gros succès électoraux, les partis d’extrême droite ont été des groupes microscopiques et marginaux.


Le chapitre consacré à la question de la liberté d’expression est particulièrement intéressant, puisqu’un des reproches adressés aux antifascistes est leur « refus de débattre selon les préceptes du libéralisme classique » : « Plutôt que de défendre de prétendus droits universels “neutres“, les antifascistes ont comme priorité de détruire le projet politique du fascisme et de protéger les vulnérables, qu'importe si on considère leurs actions comme des violations de la liberté d'expression des fascistes. » L’auteur rappelle tout d’abord que « l’absolutisme de la liberté d’expression » est impossible et qu’Occupy Wall Street, Black Live Matter ont été étouffés, comme auparavant d’autres mouvements sociaux avaient été combattus par les autorités, pendant la période du maccarthysme. Cette théorie libérale de la liberté d’expression est comme une métaphore du « marché », selon laquelle celui qui veut faire taire les fascistes est plus proche du « fascisme » que celui qui défend cette idéologie. Mark Bray recense les réponses des différents mouvements antifascistes à chacune de ces accusations. « Au lieu de succomber au mirage libéral que toutes les “opinions“ politiques se valent, les antifascistes attaquent sans ambages la légitimité du fascisme et des institutions qui le soutiennent. » « Les libéraux entravent bien plus la liberté d'expression que la plupart des antifascistes, mais ils s'imaginent en être son gardien et, pour cela ils s’en prennent aux idées antilibérales de l'antifascisme en les faisant passer pour fascistes. »

De la même façon, il répond à l’accusation de violence des antifas, après avoir rappelé que ceux-ci utilisent avant tout bien d’autres tactiques :

  • la violence occasionnelle de certains est justifiée par l’incapacité, historiquement démontrée, du « débat rationnel » à endiguer la montée du fascisme,
  • également par son efficacité tout aussi attestée, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, (plusieurs fermetures de locaux sont survenues suite à des confrontations physiques, des concerts annulés, des manifestations empêchées, etc),
  • par la nécessité de pratiques offensives pour désamorcer le besoin d’autodéfense.

Selon Murray, de l'Action antiraciste de Baltimore : « Tu te bats contre eux en écrivant des lettres et en passant des coups de téléphone pour ne pas te battre à coups de poings. Tu te bats contre eux à coups de poing pour ne pas te battre à coups de couteau. Tu te bats contre eux à coups de couteau pour ne pas te battre avec des fusils. Tu te bats contre eux avec des fusils pour ne pas te battre avec des tanks. »
Enfin, Mark Bray préconise un « antifasciste du quotidien » : il s’agit « d’augmenter le coût social des comportements oppressifs, au point que ceux qui les endossent ne voient d’autres possibilités que de rester dans l’ombre ».

Rare étude transnationale de l’antifascisme. Avec cet essai, Mark Bray documente une histoire méconnue, alimentée par des dizaines d’entretiens avec des militants de nombreux pays, d’organisations déclarées mais aussi de clubs de supporteurs sportifs et de groupes musicaux. Il déploie également une batterie argumentaire contre les reproches récurrents sur l’atteinte à la liberté d’expression et le recours à la violence. Un ouvrage plus que jamais nécessaire.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


L’ANTIFASCISME
Son passé, son présent et son avenir
Traduit de l’anglais par Paulin Dardel
Préface de Sébastien Fontenelle
Mark Bray
328 pages – 11 euros
Éditions Lux – Collection Pollux – Montréal – Août 2024
luxediteur.com/catalogue/lantifascisme-2/
368 pages – 22 euros
Éditions Lux – Montréal – Octobre 2018
luxediteur.com/catalogue/lantifascisme/


Voir aussi :

LES BLACK BLOCS - La liberté et l’égalité se manifestent

DIX QUESTIONS SUR L’ANTIFASCISME

RECONNAÎTRE LE FASCISME

ANTIFA : Histoire du mouvement antifasciste allemand

COMMENT LA NON-VIOLENCE PROTÈGE L’ÉTAT

L’ÉCHEC DE LA NON-VIOLENCE





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