Pour quoi faire ?

11 novembre 2024

LE FEU VERT

Bernard Charbonneau (1910-1996) propose une autocritique aux acteurs du mouvement écologique « pour les aider à remporter leur vraie victoire », cherchant à mettre en lumières des évidences plutôt qu’à accumuler toujours plus d’informations : « Un feu vert s'est allumé : la révolte écologique. Il dépend maintenant de nous qu'il soit un simple signe social laissant la crue des choses poursuivre son cours, ou bien un feu de vie : le germe tendre et ardent d'un autre printemps sur terre. »

Il revient tout d’abord « aux débuts de notre société urbaine et industrielle, et même de la société tout court dans la mesure où elle a dressé dans les villes et les palais un rempart de pierres et de sacré pour se protéger plus ou moins bien de la nature qui l’assiégeait en force ». C’est plus à travers la littérature qu’il appréhende l’évolution du rapport à la nature : La Fontaine, qui la a chante sous sa forme policée,  Rousseau, qui a « déjà tout dit », Thoreau, Melville, Stevenson, Gauguin, Giono, Pourrat, Ramuz, Duhamel, Jules Verne, Anatole France, H.G Wells, Barjavel, Huxcley,…
La nature c’est nous même, comme nous commençons maintenant à l’apprendre alors que nous en sommes définitivement sortis et que nos moyens menacent de détruire la terre. Or, la liberté est celle de la partie contre le tout, d’où une contradiction certaine, une tension, tout au moins, entre les deux. « Fruit de la nature », l’homme ne peut l’habiter car elle ne reste vierge que s’il en est exclu. « Des fjords de Norvège aux îles de l’Égée, le touriste croit parcourir la nature alors qu'il se promène en un jardin que la peine de paysans a défriché dans la forêt primitive, en laissant sa part à la nature. » « Ce n'est pas en reniant sa liberté et en revenant à la jungle originelle que l'homme préservera la terre, mais en la poussant jusqu'au bout. Au moment où ses moyens lui donnent l'illusion de pouvoir rompre avec la nature, le temps où il la respectait par impuissance est fini, il ne peut plus le faire que par amour ; et à une telle décision rien ne l'oblige. »
Bernard Charbonneau relativise l’accusation classique faite au christianisme d’accorder à l’homme une place privilégiée dans l’univers, laquelle le pousserait à mépriser et exploiter la nature. Il rappelle que la nature est aussi glorifiée et que « le Christ vit au jour le jour sans propriété ni famille, ni métier, en anarchiste ignorant l'économie et la politique sans lesquelles les hommes n'auraient guère de pouvoir sur la nature. Si les chrétiens avaient strictement suivi l'enseignement évangélique, leur puissance n'aurait guère dépassé celle d'une tribu de Gitans ou d’Indiens. »
Il met en garde contre « l’intégrisme naturiste », considérant que, « en dépit de Rousseau, la nature est à droite » : « Burke et de Maistre reprochaient à la Révolution d’ignorer les lois naturelles, divines et humaines ». Ensuite, le triomphe de la culture sur la nature a entrainé l’apparition d’un naturalisme qui oppose en tout la nature à la culture, proposant, en somme, l’extension de la réserve naturelle à l’ensemble de la planète : « la valorisation de la nature sans le contrepoids de la liberté mène tôt ou tard à un déterminisme biologique dont la conclusion est un “écofascisme“ ». Mais il dénonce aussi « l’utopie de l’écologiste de gauche » qui nierait « les réalités naturelles ou culturelles au nom d’une égalité théorique ». Sa charge contre l’anarchie est un peu ridicule et caricaturale : « L’anarchie n’a guère que lancé des bombes et régné sur la littérature et la chanson » ! Il propose une voie intermédiaire, tout en insistant sur l’importance d’une doctrine, d’une critique, plus large que du seul nucléaire, du « mythe du développement indéfini de la production et du rendement, de la multiplication des emplois par le progrès exponentiel de l’industrie ». De même, entre le scientisme et l’antiscientisme, un chemin est à trouver sur les pas des mathématiciens du groupe Survivre et vivre. « Un bon usage de la science et de la technique suppose un renversement copernicien : créer les moyens de sa société au lieu de la société de ses moyens. »
Il considère que la protection de la nature ne sera assurée que par « la dissociation de l'économie nationale ou multinationale en petites unités autarciques et autogérés », mais insiste sur l’attention à porter à la question de la fédération. De même, la question de la liberté sans propriété doit au moins être posée.

La revendication de la nature a été refoulée dans la nature et le tourisme par la première société industrielle. Elle subit « la récupération technocratique et le divertissement gauchiste », avec la seconde. La société parvient à dépolitiser les irréductibles en les envoyant en exil dans les campagnes abandonnées où ils « se purgent de leurs illusions » et deviennent récupérables.  Ou alors, elle politise le mouvement qui menace en l’engageant dans la voie électorale qui devient sa seule fin. À la mode, l’écologie est adoptée jusque par les pères de l’agrochimie, l’INRA et le Club de Rome.
La protection de la nature ne peut être assurée par la société qui la détruit : la « mesure-alibi » va préserver la réserve naturelle pour livrer tout le reste aux bulldozers. L’énergie solaire ne remplacera pas le nucléaire mais s’y ajoutera, et deviendra elle aussi une véritable industrie. « Le virage écologique ne sera pas le fait d'une opposition très minoritaires, dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui on restera, et qui après l'abondance gèreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie ; ils ne croient qu'au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. » c'est pourquoi, le mouvement écologique est condamné à rompre avec « l'ordre désordonné établi ». Elle doit sortir des discours, des universités et des colloques pour gagner la rue.

Bernard Charbonneau explique comment et pourquoi le système électoral verrouille les initiatives. S’il craint l’esprit de clocher des comités de défense locaux, il reconnait aussi leur utilité dans le ré-apprentissage de la véritable politique. « L'action locale peut mener à des vues d'ensemble, alors que les idéologies périmées des partis ne sont que des œillères. » Plutôt que de fuir dans les marges, il conseille de « frapper au Centre ». Il met en garde contre l’engagement électoral qui, s’il permet l’accès aux médias, implique la constitution d’organisations avec les rivalités que cela entraine pour les contrôler : « Le pouvoir corrompt… Le pouvoir rend fou. »

La remise en cause de la société par le mouvement écologique doit être globale, et comme celle-ci la refuse, la rupture est inévitable : « la problématique écologique est indivisible, elle est forcée d’aller jusqu’au bout de son interrogation. Elle ne peut mettre en cause la dévastation de la terre par l’homme sans s’attaquer à son principe actif, la science, et son héritière, la technique. » Une société conviviale adoptera une « technique douce », basée sur une « science douce ». Avec une grande clairvoyance, il explique que « l’entreprise écologique est essentiellement réaliste, l’utopiste c’est plutôt le technocrate ou le politicien aveugle aux effets de ses réalisations qui s’obstine à vouloir placer un développement infini dans le fini ».

Quarante-cinq ans après sa première parution, les propos de Charbonneau, dont la lucidité impose le respect, restent, pour la plupart, complètement d’actualité.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

LE FEU VERT
Autocritique du mouvement écologique
Bernard Charbonneau
218 pages – 12 euros
Éditions L’Échappée – Paris – Janvier 2022
www.lechappee.org/collections/poche/le-feu-vert
Première édition : Karthala, 1980.


Du même auteur : 

LE JARDIN DE BABYLONE

VERS LA BANLIEUE TOTALE

LE TOTALITARISME INDUSTRIEL

LA SOCIÉTÉ MÉDIATISÉE

 

 

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