Pour quoi faire ?

9 novembre 2016

DETTE : 5 000 ANS D’HISTOIRE


Cet ouvrage monumental doit son origine à une banale conversation où une femme rétorqua à l’auteur un argument communément admis et qui fait force de loi « Oui, mais une dette doit être remboursée ! » En réponse, David Graeber nous entraine dans une scrupuleuse et incroyable enquête à travers tous les continents et 5 000 ans d’histoire.


Toujours, les violents ont dit à leurs victimes qu’elles leurs devaient quelque chose. Envahie par la France en 1895, Madagascar a du lui rembourser les coûts de sa propre invasion et de sa colonisation. La seule protestation de la population en 1947, a été immédiatement réprimée et fit sans doute 500 000 victimes. De même la République d’Haïti fondée par d’anciens esclaves s’est vu réclamer 150 millions de francs de dommages et intérêts (environ 18 milliards actuels) par la France. Toujours, le prêteur, pour échapper à l’opprobre inspiré par l’usure, a rejeté la responsabilité sur un tiers (longtemps les Juifs) ou fait valoir que l’emprunteur est pire encore.

De l’origine de la monnaie.

Si les économistes ont toujours présenté le troc comme antérieur à l’apparition de la monnaie, il n’a jamais été trouvé de société le pratiquant. Il semble donc purement théorique et on imagine mal des commerçants l’utiliser. Ce mythe fondateur de notre système d’échange économique ne repose sur aucune preuve. Si l’enchainement troc/monnaie/crédit a depuis longtemps été réfuté, il a cependant la vie dure. Il semble que l’évolution ait plutôt eu lieu dans l’autre sens.
Deux théories s’affrontent pour expliquer l’origine du crédit. La théorie monétaire prétend que la monnaie est apparue comme unité de mesure abstraite utilisée comme reconnaissance de dette. Par exemple, elle était échangée contre une paire de chaussures et pouvait être utilisée en échange d’autre chose. C’est la théorie chartaliste (du latin charta : feuille de papyrus). Les États en émettant de la monnaie, vont tout d’abord se porter garants de la stabilité du système de mesure. L’Europe Occidentale a tenu ses comptes pendant 800 ans avec le système monétaire (en livres, sous et deniers) mis en place par Charlemagne alors que les quelques pièces émises avaient depuis longtemps disparues. Puis les États instaurent des impôts pour créer des marchés dans les territoires conquis. Les paysans vendent leurs productions pour obtenir de la monnaie qui va leur servir à s’acquitter des impôts. Ils achèteront des marchandises avec le restant.

Les économistes orthodoxes conçoivent eux la monnaie comme une marchandise. Elle n’est pas une mesure mais une valeur.

David Graeber soutient qu’elle est en définitive les deux à la fois, tout comme une pièce a deux faces, symbole de l’autorité politique d’un côté et unité de mesure de l’autre. Considérant que la logique du marché s’est insinuée dans toute pensée sous forme d’idées reçues, il décide de repartir à zéro, pour fonder une théorie neuve.
Nous ne pourrons rapporter ici que ces conclusions. Ses démonstrations sont abondamment argumentées d’études des sociétés esquimaude, iroquoise, malgache, irlandaise, Tiv, Lele, Nuer,…

De l’origine des dettes.

Trois principes moraux  sont susceptibles de fonder les relations économiques : Le communisme, la hiérarchie et l’échange.
- Le communisme est le fondement de toute sociabilité humaine. Il obéit au principe « De chacun selon ses capacités, à chacun ses besoins ». Si les entreprises capitalistes sont organisées autour de chaînes de commandement verticales, de type militaire, qui promeuvent la stupidité en haut, l’inertie et la rancœur en bas, toutes opèrent à un moment ou un autre selon le mode communiste. Lorsque quelqu’un demande « Passe-moi la clef de 12. », personne ne lui répond « Qu’est-ce que tu me donnera en échange ? ».
-      L’échange repose sur l’équivalence.
-      La hiérarchie fonctionne selon les logiques de la coutume et du précédent.

Une dette nécessite une relation entre deux êtres potentiellement égaux, qui ne sont actuellement pas sur le même pied d’égalité mais pour lesquels il y a moyen de rééquilibrer les choses. Les rapports humains suivis ne peuvent prendre qu’une seule forme : les dettes.

Dans la plupart des « économies humaines » (par opposition aux « économies commerciales »), les « monnaies sociales » (qui peuvent être des objets) sont utilisées  pour créer, maintenir ou interrompre des relations entre des personnes et non pour acheter des choses : le « paiement de la fiancée », les dettes de sang ou de chair. C’est toujours la reconnaissance d’une dette impossible à payer. La vie humaine est la valeur absolue sans équivalent possible, donnée ou prise, la dette contractée est absolue.
Pour qu’une chose soit vendable, il faut l’arracher à son contexte. Avec l’esclavage, une personne devient une chose parce qu’elle n’a plus de parenté. Elle peut être dès lors achetée ou vendue. Les institutions de certaines économies humaines ont été systématiquement perverties, se muant en un gigantesque appareil de déshumanisation et de destruction. La main-d’œuvre humaine est longtemps venue essentiellement de l’asservissement pour dettes. Cette extraction est une pratique aussi ancienne que la civilisation.

 

De l’honneur et de l'avilissement.

L’honneur existe, par définition, par le regard de l’autre et a deux significations contradictoires : c’est à la fois un surplus de dignité mais aussi quelque chose de lié à la violence nécessaire pour réduire un être humain à l’état de marchandise.
Au début du moyen-âge en Irlande, on appliquait un code juridique complexe qui fixait méticuleusement des prix d’honneur variables selon les insultes faites à différentes catégories de personnes.
En Grèce l’honneur depuis les premiers héros jusqu’à nos jours relève de l’obsession. Le même mot « time/timis » est utilisé pour signifier « prix ». Le concept « krisis » renvoie à la notion de carrefour. Lié à l’honneur, il est intime et morale : c’est le conflit intérieur qui précède le choix.

En principe, les avancées scientifiques et technologiques, la croissance économique apportent un élargissement des libertés. Pourtant, on constate que, partout, l’évolution est inverse en ce qui concerne les femmes. Les féministes développent l’hypothèse d’une militarisation des États qui, de fait, les éloignent des prises de décision. En Mésopotamie, on peut observer l’infiltration des mœurs patriarcales des éleveurs nomades dans la vie urbaine à la fin de l’âge du bronze, vers 1 200 avant J.C. David Graeber rappelle que les États et les marchés s’aliment réciproquement : les conquêtes s’accompagnant d’impôts  qui créent des marchés.
Il y a deux grands principes antagonistes qui gouvernent les mariages :
-      la dote doit être payée par la famille de la femme comme contribution, pour cette nouvelle bouche à nourrir,
-      au contraire, « le paiement de la fiancé » se rencontre dans les régions peu peuplées où la terre est abondante et où importe l’acquisition de main d’œuvre.
Pour autant, cette dernière coutume ne fait pas de la femme une marchandise puisque le mari ne peut en aucune façon la revendre même si, en cas d’emprunt, il peut l’utiliser, comme garantie. En cas d’incapacité à rembourser un prêt, elle serait alors « asservis pour dette ». Ainsi l’honneur est-il bel et bien lié au crédit comme capacité à maîtriser sa maisonnée. L’autorité domestique n’est plus fondée sur la bienveillance et la sollicitude mais sur un droit de propriété.
L’origine de la prostitution commerciale serait liée au sacré, pratiquée par des « incarnations de la civilisation », dans les demeures des dieux, les temples sumériens, sommet d’une machine économique reposant sur le crédit. Le patriarcat est né du rejet des grandes civilisations urbaines, « Babylone la prostituée » par exemple, au nom d’une forme de pureté. Tous les livres saints font écho à la colère de ces éleveurs qui mêlent mépris de la vie urbaine corrompue et intense misogynie. C’est un code assyrien datant de 1400 à 1100 avant J.-C., sous l’égide de l’État le plus militariste du Moyen-Orient antique, qui permit de distinguer les femmes respectables des prostituées et des esclaves par le port du voile. Si cette pratique ne s’est pas répandue dans le Moyen-Orient, elle a était adoptée en Grèce. Dès lors, la sexualité a cessé d’être un don des dieux pour devenir synonyme de corruption, d’avilissement et de culpabilité.
Dans un système héroïque, l’honneur se confond donc avec le crédit. Le rôle de la monnaie pour régler les dettes d’honneur, pour « régler ses comptes » selon la logique du donnant-donnant, progressivement, va se déplacer vers toutes sorte de stratagèmes malhonnêtes. L’anonymat conféré par la monnaie frappée va favoriser une violence prédatrice qui va réduire les hommes à l’état de marchandise. La monnaie qui transforme la morale en données quantifiables encourage paradoxalement les pires comportements. De ce dilemme naitra l’éthique et la philosophie moderne. Ainsi Platon décrit une realpolitik cynique où la justice ne sert que l’intérêt des puissants. Il cherche à garantir que les détenteurs du pouvoir politique ne l’exerceront pas pour le profit mais pour l’honneur.
Le droit romain est à la base de toutes les conceptions fondamentales juridiques et constitutionnelles. Il a défini la propriété privée, le dominium, comme une relation entre une personne et une chose caractérisée par un pouvoir absolu, contre le monde entier. Les juristes médiévaux affineront ce concept en distinguant trois principes : usus (l’usage de la chose), fructus (la jouissance des produits de la chose) et abusus (l’abus ou la destruction de la chose).
L’histoire de la Rome primitive, comme celle des débuts des cités-États grecs, est celle d’une lutte incessante entre débiteurs et créanciers. Puis l’élite romaine comprend et adopte le principe appliqué par ses homologues prospères tout autour de la Méditerranée : des paysans libres et une armée plus efficaces, conquérantes pour ramener des prisonniers de guerre qui remplacerons dans leurs tâches les « asservis pour dettes ». Dès lors, l’esclavage introduit partout, jusqu’à l’intérieur des foyers un pouvoir politique absolu qui n’est pas une relation morale. Si la liberté est le droit de jouir de ses propriétés, l’esclavage est avant tout une privation de tous droits, y compris sur la possession de son propre corps. Par conséquent l’esclavage est la vente de la liberté, comme le travail salarié en est maintenant la location.

Pourtant l’esclavage est resté universellement détesté dans l’esprit populaire. Le racisme moderne a du être inventé pour le faire admettre aux Européens pour qui n’était pas justifiable l’asservissement d’êtres humains à leurs yeux égaux aux autres.
L’esclavage antique a disparu a peu près en même temps qu’en Inde et en Chine, vers 600 après J.-C.

L’invention des pièces de monnaies a lieu simultanément, entre 500 et 600 avant J.-C., dans la grande plaine de la Chine du Nord, dans la vallée du Gange et autour de la mer Égée, pour remplacer les anciens systèmes de crédits en encourageant dans les transactions quotidiennes leur utilisation jusque là réservée au commerce international. Cette innovation s’est rependue pendant plus d’un millénaire. Puis, lors de la disparition de l’esclavage, les liquidités se sont taries. Il y a eu un retour au crédit.
Le crédit s’impose durant les périodes de paix (relative), puisqu’il repose sur une relation de confiance. Le lingot prédomine au contraire pendant les périodes de violence généralisée. David Graeber relève une alternance de cycles entre ces deux grandes tendances :
-      L’âge des premiers empires agraires (3 500 à 800 avant J.-C.) dominé par la monnaie virtuelle de crédit.
-      L’âge axial (800 avant J.-C. à 600 après J.-C.) caractérisé par l’essor du monnayage et un passage généralisé au lingot métallique.
-      Le Moyen-Âge (600 à 1450 après J.-C.) avec un retour à la monnaie virtuelle.
-      L’âge des empires capitalistes (de 1450 à 1971) avec un retour massif aux lingots d’or et d’argent.

-      La période actuelle depuis que Richard Nixon a décidé que le dollar ne serait plus convertible en or.

L’Âge Axial.


Pendant l’âge axial, on constate le même processus en Chine, en Inde et en Grèce : un état de guerre permanent dans un paysage politique fragmenté, l’essor des armées de métier et la création de pièce de monnaie pour les payer, le développement des marchés et de l’esclavage généralisé. Les États imposent leur monnaie et submergent les monnaies sociales tout en unifiant un marché national. Graeber nomme ce système : complexe « armée-pièces de monnaie-esclavage ». Sous le joug de cette violence, les penseurs politiques considèrent les motivations humaines désormais uniquement motivées par le profit et les avantages. En réaction se développe des pensées complètement opposées qui prônent l’altruisme, la charité, l’idéalisme, la spontanéité (au lieu du calcul) comme fondement de l’éthique et de la morale.
L’apparition de la monnaie coïncide très exactement avec celle de la philosophie : Pythagore (570-496 avant J.-C.), Bouddha (563-483 avant J.-C.) et Confucius (551-479 avant J.-C.). Tournées vers l’au-delà, les nouvelles religions permettent d’accepter la réalité et persuadent les puissants qu’ils ne doivent aux pauvres que des dons ponctuels. D’ailleurs, plutôt que de les combattre, elles furent admises comme religions d’États. La monnaie comme la philosophie, conclue l’auteur, servent à payer ses dettes.

Le Moyen Âge.

Au Moyen Âge, les empires s’effondrent et sans nouvelles conquêtes, plus d’esclavage. La vie économique est de plus en plus réglementée par les autorités religieuses. Pour la majorité des habitants de la planète, c’est plutôt la fin d’une période de terreur et pas le début de l’obscurantisme que l’on décrit toujours.
En Inde, sont inventées les « dotations perpétuelles » ou « trésors inépuisables ». À chaque offrande à un monastère qui sera ensuite prêtée, le donateur décide de l’utilisation des intérêts (repas des moines, bougies allumées à la mémoire d’untel,… ) « aussi longtemps que dureront la Lune et le Soleil ». Ainsi, l’or s’accumule dans les lieux de culte. Ce pouvoir permet l’instauration d’une hiérarchie complexe fondée sur un système de castes immuables. Les dettes peuvent être remboursées en « intérêts corporels » parfois sur plusieurs générations.
L’empire chinois est si vaste que son marché intérieur est suffisant. L’État confucéen met en place une administration chargée de réglementer les marchés sur la base de la formule « marchandise-argent-marchandise ». Les capitalistes c’est-à-dire les marchands, au contraire, appliquent la formule « argent-marchandise-argent ». Les empereurs les considèrent comme des « parasites destructeurs », égoïstes et anti-socials, motivés par la cupidité, de même que les guerriers le sont par le goût de la violence. Les uns et les autres pouvaient cependant être utilisés dans l’intérêt public, pour alimenter les marchés tout en veillant à refreiner leurs ambitions spéculatives ou pour défendre les frontières du Nord contre l’envahisseur. Ainsi la Chine a longtemps maintenu le niveau de vie le plus élevé du monde grâce à sa « théologie de la dette ». Le but ultime du Bouddhisme est la libération absolue, l’élimination de tous les attachements humains et matériels. Pour cela, toutes les dettes, dettes karmiques dues pour chacun de ses actes qui entrainent forcément des dommages (tracer un sillon détruit trous et nids !) et dettes filiales (dette de lait, par exemple, évaluée à 1 636 litres), doivent être rachetées par des dons aux « Trésors Inépuisables », ensuite gérés collectivement.

Dans une perspective historique mondiale, David Graeber considère les trois religions monothéistes comme des manifestations différentes d’une même tradition intellectuelle occidentale. Au Moyen Âge, l’épicentre de l’économie est l’Occident. La Chrétienté, logée dans l’empire Byzantin déclinant et les obscures principautés barbares du Nord, a été insignifiante. Du point de vue du reste du monde, l’Occident c’est alors le monde musulman avec son aile marchande qui reliait l’Inde, l’Afrique et l’Europe.
L’islam médiéval considère  l’État comme une regrettable nécessité, le droit comme une institution religieuse issue du Prophète et le commerce bénéficie d’une vision positive. Si l’usure (tout comme l’esclavage) est proscrite, la recherche du profit n’est pas considérée comme immorale. L’auteur relève que bon nombre de raisonnements et d’exemple précis d’Adam Smith sont empruntés à des essais économiques rédigés en Perse au Moyen Âge. C’est la diffusion de l’islam qui a propagé le marché dans le monde, indépendamment des États, donc authentiquement libre, reposant sur la coopération et non la concurrence.
Le christianisme défend le « communisme des apôtres » qui condamne l’usure  (sauf envers les étrangers) et incite à pratiquer la charité (qui maintien la hiérarchie). Pour justifier la propriété, il doit ressusciter le droit romain. Le commerce était considéré comme une extension de l’usure, une guerre non armée, légitime car dirigée contre des ennemis, des concurrents. Les banquiers italiens se sont prémunis de l’expropriation en prenant le pouvoir, se dotant de leur propre système judiciaire et de leur propre armée. Commerce, croisade et piraterie sont souvent liés.
À l’apogée des foires de Champagne (chambre de compensation financière de l’Europe au Moyen Âge) et des empires marchands italiens, entre 1160 et 1172, le poète Chrétien de Troyes développe une légende arthurienne de chevaliers errants en quête d’aventures qui n’existent pas dans la réalité. Il s’agit plus certainement d’une image sublimée, romancée des marchands voyageurs. Le Graal, forme de valeur purement abstraite, pourrait être un symbole inspiré des nouvelles formes de finance. Dans l’islam c’est Sindbâd, le marchand voyageur, qui sert de modèle fictionnel.
Si l’Âge axial a été celui du matérialisme, le Moyen Âge a été celui de la transcendance. L’effondrement des empires antiques a laissé la place à des mouvements religieux populaires devenus rapidement institutions dominantes. Un « capitalisme monastique » s’instaure et l’auto-organisation des marchands se développe pour instaurer des monopoles.



L’Âge des grands empires capitalistes ou les origines de l’économie moderne.

Les « Grandes Découvertes » marquent le retour à l’or et à l’argent, des grands empires et des armées de métiers, des guerres de prédation massive, de l’usure sans entrave et de l’esclavage en pleine propriété. Mais ces composantes qui sont celles de l’Âge axial, disparues au Moyen Âge, se sont agencées différemment.

Pour comprendre les origines de l’économie moderne, il faut retenir que l’essentiel de l’or venu des « nouveaux mondes » a fini dans les temples indiens et l’écrasante majorité des lingots d’argent a été expédiée en Chine qui a alors abandonné l’usage du papier-monnaie.
Les Mongols ont conquis la Chine en 1271. Important leur ancienne fiscalité, ils ont levé des impôts en travail et en nature. Le développement des voies de communication a favorisé celui du commerce mais la pression était alors si lourde que le banditisme s’est rependu ainsi que l’extraction clandestine d’argent pour alimenter un commerce clandestin. Le développement de la misère s’est accompagné d’insurrections nombreuses. L’État ne pouvant éliminer cette économie souterraine, cessa d’émettre du papier-monnaie, légalisa les mines et reconnu les devises en argent y compris pour payer désormais les impôts. La dynastie Ming a encouragé le marché tout en veillant à prévenir les concentrations indues du capital.
N’ayant jamais produit rien que les Asiatiques souhaitent acheter, les Européens leur ont toujours payé les épices, soies et aciers en or et en argent. L’expansion européenne fut motivée par l’accès à ses importations de luxe. L’Europe Atlantique bénéficie sur ses rivaux musulmans de l’avantage d’une tradition active et avancée en matière de guerre navale. Dès lors le commerce maritime traditionnellement pacifique s’accompagne de saccages et de conquêtes de toutes les villes portuaires rencontrées.
En 1540, les prix en Europe se sont brusquement effondrés en raison du brusque excédent d’argent. Les conquêtes auraient rapidement cessé sans la demande de la Chine. Très vite les galions ont cessé de décharger leurs cargaisons en Europe pour rejoindre directement la Chine ou ils faisaient le plein de soie, de porcelaine et d’autres marchandises, contribuant à l’enrichissement prodigieux des marchands-banquiers italiens, néerlandais et allemands.
David Graeber explique la violence sans commune mesure de ces conquêtes non par une cupidité froide et calculatrice mais par la pression frénétique des dettes et la rage de demeurer débiteur. Par exemple, les marchands espagnols facturaient à des prix prohibitifs les produits de base. Matériels et soins étaient facturés aux soldats. Cette relation entre le « joueur » aventurier et le financier prudent et soucieux de ses profits, est au cœur de ce qu’on appelle aujourd’hui « capitalisme ».

Si l’Église a toujours combattu l’usure, c’est que l’argent a toujours le potentiel de devenir un impératif moral. Le capitalisme moderne a créé des dispositifs pour nous forcer à penser le monde et les relations humaines comme des questions de calcul coûts/avantages. Ainsi les employés ignorent toutes considérations morales (humaines, environnementales,… ) pour apporter le rendement maximal aux actionnaires (dont l’avis n’est surtout jamais sollicité). Pourtant, Cortès, qui a commis le vol le plus colossal de l’histoire du monde est toujours resté débiteur sans le sou. À l’Âge axial, la logique monétaire s’est vue accorder l’autonomie. La monnaie est alors un outil de l’empire. Les pouvoirs politique et militaire se réorganisent autour d’elle. Le nouvel ordre capitaliste émerge. Pourtant un système monétaire séparé de l’État doit être réglementé. À l’instar de la prohibition islamique de l’usure, Martin Luther va proposer en 1524 une « réglementation ». En Allemagne, paysans, mineurs et citadins pauvres se révoltent, réclamant de rétablir le vrai communisme des Évangiles, avec des années sabbatiques (qui effacent toutes les dettes). Plus de cent mille ont été massacrés. Luther affirme que peu sont capables de vivre réellement selon les préceptes de l’Évangile et que, si l’usure est bien un péché, un taux d’intérêt de 4 à 5% est légal dans certaines circonstances actuelles. Nous devons respecter la loi divine « Aime ton prochain comme toi même » mais comme nous en sommes incapables, nous devons obéir à la loi humaine, inférieure, « Rendez à chacun ce qui est dû ». La doctrine catholique s’alignera lentement, par accord tacite.

L’idée que se faisaient les paysans de la fraternité communiste venait de leur expérience quotidienne concrète : entretien des communaux, coopération et solidarité entre voisins. Même le crédit n’était considéré que comme une extension de l’entraide. Les rapports humains venaient d’abord. Thomas Hobbes a jeté les bases d’une nouvelle perspective morale avec Le Léviathan, publié en 1651, dans lequel il développe une théorie générale des motivations humaines basée sur l’intérêt. Sous couvert d’un langage scientifique, il conserve des postulats théologiques à cette quête permanente de profit. L’histoire de l’origine du capitalisme n’est pas celle de la destruction des communautés traditionnelles par le pouvoir impersonnel du marché mais celle de la conversion d’une économie du crédit en économie de l’intérêt.

L’histoire des instruments financiers modernes commence réellement avec l’émission des bons municipaux par l’État vénitien au XIIe siècle, pour financer ses campagnes militaires. Mais c’est la Banque d’Angleterre, première banque centrale nationale indépendante, qui émet, en 1694, les premiers véritables billets. Ils ne sont plus une dette due au roi mais une dette due par le roi.
Désormais, il est possible de créer quelque chose à partir de rien et ce pouvoir est infini puisque la cupidité sans limite et le profit illimité sont admis. En fait, les éléments de l’appareil financier (banques centrales, marchés obligataires, vente à découvert, maison de courtage, bulles spéculatives, titrisations, rentes… ) sont apparus avant la science économique mais aussi avant « l’économie réelle » (usine et travail salarié). Le marché mondial constitué à l’origine pour la recherche des épices, s’est vite stabilisé autour de trois grands commerces : les armes, les esclaves et les drogues, essentiellement douces (café, thé, sucre et tabac). Il reposait sur une chaine géante de dettes créant des obligations. Jamais le capitalisme n’a été organisé autour d’une main d’œuvre libre ! L’esclavage et le travail salarié partagent d’étranges et nombreuses affinités. Ce système a été rendu « acceptable » notamment par l’apport d’Adam Smith qui a créé la vision d’un monde imaginaire quasiment affranchi de la dette et du crédit, donc de la culpabilité et du péché.
 
 

Début d’une ère encore indéterminée.

Le 15 août 1971, Richard Nixon annonce la fin de la conversion en or des dollars détenu à l’étranger. Le financement de la guerre du Vietnam sur le déficit, comme toutes les guerres capitalistes, devenait trop lourd. Aussitôt le cours de l’once d’or est passé de 35 à 600 dollars, revalorisant considérablement les réserves américaines.
La Réserve Fédérale américaine prête de l’argent au gouvernement en achetant des bons du trésor, puis elle monétise la dette publique en prêtant à d’autres banques l’argent que lui doit l’État. La dette américaine est essentiellement une dette de guerre et l’augmentation des dépenses militaires suit scrupuleusement celle de la dette fédérale. Mais les bons du trésor américain ne seront jamais remboursés. C’est une taxe imposée à toute la planète. Les plus gros acquéreurs sont d’ailleurs les banques des pays qui hébergent des bases militaires américaines (Allemagne de l’Ouest, Japon, Corée du Sud, Taïwan,… ). Dès qu’un pays fait mine de vouloir sortir du système monétaire mondial, il subit des représailles immédiates. Ainsi, l’Irak fut bombardé en 2000 dès que Sadam Hussein a décidé de réaliser ses transactions, notamment pétrolières, en euros.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un accord tacite a suspendu la lutte des classes en Europe et en Amérique du Nord. La classe ouvrière blanche, si elle acceptait de renoncer à tout changement radical du système, conserverait ses syndicats, jouirait d’avantages sociaux (retraite, vacances, soins médicaux,… ) et grâce à l’enseignement public, pourrait faire profiter ses enfants de l’ascenseur social. Pendant cette période dite keynésienne, de 1945 à 1978, l’accumulation excessive du capital était relativement contrôlée. Les principaux mouvements revendicatifs concernaient les exclus de cet accord : les Noirs aux États-Unis, les féministes, les pays périphériques du Chili à l’Algérie… Ce compromis a pris fin avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher : désormais tout le monde aurait des droits politiques mais ceux-ci seraient privés de signification économique. C’est alors un retour au monétarisme : les capitaux investis sur le marché peuvent être déconnectés de la production ou du commerce et être purement spéculatifs. Loin d’ « euthanasier » les rentiers, comme le proposait Keynes, on allait permettre à tout le monde de le devenir. En 1980, le Congrès abroge les lois fédérales interdisant l’usure et limitant les taux d’intérêt à 7 ou 10%. Avec les prêts sur salaires, ils pourront atteindre jusqu’à 120%, c’est-à-dire caractéristiques du crime organisé. Cette « démocratisation de la finance » a été instituée en idéologie, évacuant toute notion d’honneur. Mais ce nouveau cycle débouche lui aussi sur une crise de l’inclusion : transformer tous les habitants de la planète en micro-entrepreneurs s’est révélé tout aussi impossible que de leur offrir retraite et assurance-maladie. D’ailleurs, lors de l’effondrement des subprimes, si les financiers ont bien été renfloués avec l’argent des contribuables, la grande majorité des emprunteurs immobiliers ont été abandonnés aux attentions des tribunaux et du régime des faillites, voté avec une prémonition suspecte un an plus tôt !

David Graeber suggère que le capitalisme, dans une génération, n’existera plus car on ne peut générer une croissance perpétuelle dans un monde fini. On assiste aux ultimes effets de la militarisation du capitalisme américain. Comme les mouvements sociaux qui proposent d’autres solutions ne doivent surtout pas émerger, on voit se créer un immense appareil militaire, carcéral et policier.

L’histoire réelle des marchés ne correspond nullement à l’idée communément admise. Il faut donc s’en détacher pour laisser émerger des idées nouvelles. La morale de la dette repose sur des impératifs financiers qui voudraient que nous souscrivions à une vision exclusivement monétisable du monde, que nous soyons réduit à imiter les pillards. Une dette est une promesse corrompue par les mathématiques et la violence. Parce que tout le monde n’est finalement pas tenu de payer ses dettes (pour répondre à la question initiale), les effacer toutes pour prendre un nouveau départ serait immédiatement bénéfique. David Graeber se permet un seul conseil, pour conclure, en préconisant de procéder à un jubilé.


L’universalité de cette enquête change notre regard historique euro-centré. David Graeber mène une longue instruction pour comprendre les origines de la monnaie, du crédit et du capitalisme. Il explore 5 000 ans de dépositions et de preuves, interroge les témoins et les experts.  Puisqu'il y a des victimes, il y a forcément des coupables.
Nous avons tenté de rendre compte autant que possible de sa longue démonstration, sans pouvoir reprendre nombre d’exemples et de précisions pourtant fort intéressants. Si la lecture de cet ouvrage n’intéressera que les lecteurs curieux de ces questions, elle s’avérera absolument passionnante. 
Indispensable !


DETTE : 5 000 ANS D’HISTOIRE
David GRAEBER
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise et Paul Chemla.
624 pages – 29,90 euros
Éditions Les Liens qui Libèrent – Paris – septembre 2013
667 pages – 11,70 euros
Éditions Actes Sud – Collection Babel essai – Arles – avril 2016




Du même auteur :

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire