Pour quoi faire ?

26 avril 2018

ÉGOLOGIE : Écologie, individualisme et course au bonheur

Partant du paradoxe souligné par Diderot dès le XVIIIe siècle, selon lequel en satisfaisant nos désirs sans souci pour les autres on trouve, certes, du bonheur à court terme, mais en construisant un monde social peu propice au bonheur à long terme, Aude Vidal critique une partie des idées écolo-alternatives, notamment celles relevant du développement personnel, qu’elle qualifie d’« égologiques », les accusant de renforcer les individualismes et de rejoindre ainsi la doctrine libérale en contribuant à la dureté du monde, contre laquelle elles prétendent pourtant lutter.

L’écologie, loin du catastrophisme dans lequel on tend à la cantonner, se présente comme une idéologie joyeuse et bienfaisante. Aude Vidal remonte aux sources de cette doctrine pour identifier pourquoi et comment elle se place aussi souvent plutôt dans la perspective d’un confort individuel que dans celle d’une émancipation sociale, jusqu’à devenir une mutation du capitalisme vers un rapport consumériste aux autres et au monde.

Si une alternative est un choix entre deux options, dans le vocabulaire politique contemporain les « alternatives » sont devenues « des initiatives concrètes, teintées d’écologie ou de solidarité, menées par des « simples citoyen.nes » ou des petits entrepreneurs qui ont à coeur de changer les choses dès aujourd’hui, dans leur environnement immédiat ». L’auteur recense quelques revues, ouvrages et films qui les promeuvent et note que leurs acteurs inscrivent toujours leur « responsabilité sociale et environnementale » dans le cadre capitaliste, mûs par l’espoir de voir leurs expérimentations se diffuser dans la société par la force de leur exemplarité, en étant reprise par d’autres « initiatives citoyennes » mais aussi en inspirant les politiques publiques.
« Agir sans attendre que les choses bougent, c’est provoquer des « révolutions » mais joyeuses, « douces », des « vélorutions » ludiques qui actent la disparition des révolutions politiques. De la Commune aux communs, en somme. »
Cependant, la stratégie d’un changement qui part de l’individu et de ses choix est discutable tant est grandissant l’écart entre les injonctions adressées aux individus et les politiques anti-écologiques des acteurs dominants. Ainsi, les « petits gestes » proposés par les acteurs associatifs puis repris par les autorités politiques sont devenus un « moteur d’inertie ».

Dans le cadre d’une enquête sur le changement social, le sociologue belge Nicolas Marquis a pointé que presque toutes les personnes du monde des « alternatives » interrogées étaient engagées dans une démarche de « développement personnel », pensant que le changement global surviendra par la somme des changements individuels. Mais, « travailler sur soi » ou « être soi-même » sont des injonctions porteuses de valeurs et d’une vision de la société qui responsabilisent à excès l’individu. Le développement personnel sème la confusion entre les luttes émancipatrices contre les inégalités réduites à une volonté individuelle, et une conception plus aristocratique puisque les victimes, les exclus sont coupables de manque de « travail sur soi ». Il contribue à un ordre social injuste.
Cette écologie dépolitisée est un outil d’acceptation sociale efficace puisque atteignable et individuellement gratifiant, une version exacerbée de l’individualisme libéral, très loin des propositions d’émancipation collective qui envisagent des classes en lutte contre des dominations structurelles.

« La lutte contre la négativité justifie un rapport instrumental à autrui. » Loin des humeurs noires de la révolte, l’écologie cultive le plaisir et l’optimisme. L’offre social est suffisamment importante pour pouvoir choisir ses relations, rejeter les personnes moroses plutôt que renfrognées, instituant une compétition généralisée.
Le capitalisme puise chez ceux qui le contestent de quoi façonner de nouveaux marchés à conquérir pour renouveler sa production et ses structures. Aude Vidal prend l’exemple de la « méditation de pleine conscience » qui a trouvé sa place dans les formations d’entreprises et parmi les best-seller, plus orientée vers les besoins du marché que vers une réflexion critique sur les causes de notre souffrance collective.
La « positive attitude », en refusant les « mauvaises vibrations » des discours critiques, nie les effets de captivité de la machine sociale et contribue à désamorcer les conflits entre groupes sociaux.

Si l’extrême droite classique justifie son mépris des femmes en mobilisant la biologie, c’est avec le même genre de métaphores que certains discours écolo-alternatifs prônent la « complémentarité », niant les intérêts de la classe des hommes à l’exploitation des femmes, soumettant une moitié de l’humanité à l’autre par la recherche de « relations sociales apaisées et apaisantes ».

Le do it your self peut s’inscrire dans la recherche d’une sobriété ou devenir une catastrophe écologique : pas d’économie d’échelle, un équipement individuel, exacerbation de la violence de classe et de la toute puissance individuelle. Cornelius Castoriadis défendait au contraire un projet d’autonomie qui reposait sur l’auto-détermination populaire, la liberté d’un peuple assemblé à se choisir un destin commun.
De la même façon, la pratique du jardin partagé fait se côtoyer des personnes aisées qui peuvent s’offrir en parallèle des paniers Amap, et d’autres qui ont besoin d’un potager pour manger. « Cette écologie urbaine, mais au fond bien peu politique, apparait ici comme un puissant outil de déni des antagonismes de classe, au profit d’une petite bourgeoisie qui renforce sa certitude de penser et d’agir bien. »
« Les « alternatives » ne sont plus à ce compte un mouvement pour faire advenir un monde plus écologique et plus solidaire, elles peuvent se contenter d’aménager un ordre social injuste. »

Aude Vidal n’est jamais complètement négative, elle prend toujours la précaution de souligner qu’une partie seulement de ces pratiques raisonnées ou raisonnables, est parfois dévoyée. Malgré les apparences, elle se montre assez mesurée, interroge plus souvent qu’elle n’accuse. Elle prend aussi le temps de proposer ce qui, selon elle, devrait être. Ainsi elle, dénonce certaines conceptions du revenu minimum garanti comme une subvention au fonctionnement prédateur de la machine capitaliste, une réforme pour sauver la paix sociale.
Considérant que construire un monde nouveau n’est pas aménager l’ancien, elle se contente finalement de pointer les écueils à éviter. Elle suggère d’inscrire son action dans le long terme plutôt que dans la recherche immédiate de confort pour soi, de s’entourer de camarades de confiance plutôt que de se complaire dans un entre-soi affinitaire. Elle rappelle aussi que le bonheur est une idée apparue au XVIIIe siècle en Europe et que d’autres sociétés adoptent d’autres valeurs comme la justice ou l’harmonie avec le monde. Elle compte sur les pédagogues pour ne pas reproduire les inégalités ni faire de l’école « un lieu d’acquiescement à une société injuste », pour « favoriser les capacités d’insoumission ».
Sa description des joyeuses « alternatives » comme d’un « bonheur de pourceaux élevés en plein air et au grain bio, tout occupé.es de leur épanouissement personnel pendant que, plus loin, la guerre fait rage » en irritera plus d’un. Mais n’est-il pas nécessaire de remettre sans cesse en cause nos confortables certitudes ?





ÉGOLOGIE
Écologie, individualisme et course au bonheur
Aude Vidal
122 pages – 4 euros
Éditions Le Monde à l’envers – Grenoble – Octobre 2017

http://www.lemondealenvers.lautre.net/catalogue.html



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