Pour quoi faire ?

24 avril 2018

ÉLOGE DE LA POLITIQUE

Pendant des millénaires, la politique a été associée à la question unique et centrale du pouvoir d’État, ramenée chez nous au choix électoral d’un président. Le plus grand théoricien de ce principe, Machiavel, a fort bien décrit les techniques de lutte pour la conquête et l’occupation de ce pouvoir, définissant la politique comme un art souverain du mensonge. Une deuxième vision est née avec Rousseau au XVIIIe siècle, puis à travers les efforts des penseurs révolutionnaires du XIXe, associant la justice à la politique, définissant celle-ci comme une « procédure de vérité », ouvrant la voie à la capacité d’un collectif humain à s’emparer lui-même de son destin et de sa configuration dont la partie la plus égalitaire de la Révolution française (1792-1794), la Révolution culturelle en Chine (1965-1970), la révolution à Haïti avec Toussaint Louverture (1791-1802), la Commune de Paris (1871) et la révolution russe (1917-1929) sont des preuves historiques.

La démocratie, depuis l’invention du parlementarisme par les Anglais, à la fin du XVIIIe siècle, est conçue non pas comme une figure réelle de la vie collective, mais comme une forme de l’État. L’autre conception de la démocratie, qui correspond à son étymologie, rend illégitime l’idée de représentation. Rousseau, déjà, considérait que la figure représentative de type anglais n’était pas démocratique puisque qu’elle était la désignation périodique de représentants qui faisaient en réalité à peu près ce qu’ils voulaient et mentaient au peuple comme des arracheurs de dents. « Le régime dans lequel nous vivons n’est pas démocratique au sens authentique du terme. »

Alain Badiou pense que cette dépossession démocratique peut être corrigée par la convocation d’assemblées à l’intérieur du maillage complexe de la société. Faire de la politique c’est réfléchir et soumettre à la discussion générale ce que la société peut et doit devenir, mais aussi expérimenter cette idée à l’échelle ou on peut le faire. Un grand évènement politique permet de faire exister cette idée à grande échelle.

Aujourd’hui, les vrais maîtres des sociétés sont les maîtres de l’économie, c’est-à-dire les possesseurs des instruments de production et autres contrôleurs de l’espace financier. Les alternances politiques importent peu puisque les candidats aux élections, qu’ils proposent de durcir ou d’assouplir les règles, se contenteront de gérer le système existant, celui de la domination capitaliste, considéré comme inéluctable. Cette voie, depuis deux siècles, s’appelle la voie capitaliste. Une autre voie affirme que la collectivité doit se réapproprier l’ensemble des moyens de son existence, l’ensemble des moyens économiques, productifs et financiers. C’est la voie communiste, terme à prendre dans son sens originel : mettre les choses en commun, se placer sous l’impératif du bien commun. En interdisant l’utilisation de ce terme, en l’associant au bilan des expériences communistes du XXe siècle et à leurs crimes, la réaction capitaliste a fait disparaitre l’hypothèse alternative et imposé le ralliement à l’hégémonie totale de la voie capitaliste. Alain Badiou revendique l’utilisation du terme dans son sens étymologique et propose d’établir son propre bilan de l’échec du communisme historique, des « États socialistes ». Ceux-ci ont échoué non parce qu’ils l’étaient mais parce qu’ils l’étaient trop peu.

Il y a quatre grands principes du communisme : arracher l’appareil productif au contrôle de la propriété privée, en finir avec les figures de la division spécialisée du travail, en particuliers avec les divisions hiérarchiques, en finir avec l’obsession des identités, en particuliers avec l’identité nationale, diluer petit à petit l’État dans les délibérations collectives, ce que Marx appelait « le dépérissement de l’État », au profit d’une « libre association ».

On en est encore à l’opposition entre Hobbes pour qui l’homme est un animal féroce qu’il faut discipliner par des puissances extérieures, et Rousseau qui considère l’homme comme naturellement bon. Le capitalisme exige que les gens se sacrifient pour une « morale » de l’intérêt privé. La loi fondamentale du capitalisme n’est aucunement le partage et la modération mais la concentration du capital. Pourtant, d’innombrables personnes font des choses qui ne sont nullement commandées par leur propre intérêt mais par celui des autres et de la collectivité. Et la supériorité du dispositif concurrentiel au niveau de la production économique n’est nullement établie. Après 1945, l’électrification de la France tout entière a été réalisée dans le cadre d’un monopole d’État. La Renault 4 CV est devenue l’emblème de la voiture populaire, fabriquée par une entreprise nationalisée. « La concurrence n’est dominatrice que parce que l’idéologie de la concurrence est dominante. »

Toute subjectivité est divisée, contradictoire. « L’idée du primat subjectif de l’égoïsme est non seulement une idée fausse, mais c’est une idée extraordinairement dangereuse parce que ses effets dépendent des circonstances. » Pendant la Seconde Guerre mondiale, les résistants étaient porteurs de la raison et de la grandeur tandis que les collabos étaient les opportunistes, du côté du succès immédiat et de la concurrence victorieuse.

« Ce qu’on appelle « révolution néolithique » a construit, pour la première fois, des sociétés bâties sur l’inégalité, entièrement construites sur l’organisation et la conservation, par la force quand il le fallait, d’inégalités considérables. » « Le capitalisme appartient à la culture néolithique. » Il s’agit désormais de sortir du néolithique mais avec « la prise du palais d’Hiver » on reste dans le néolithique car la notion même de palais est une notion néolithique. Après une préparation chrétienne, rapidement et largement dévoyée, l’idée communiste est la première à s’être levée contre ce modèle mais, le stalinisme, tout comme le catholicisme, a voulu imposer l’étatisation de l’idée communiste de façon autoritaire et violente.

Alain Badiou explique que « la surveillance de la voie communiste, la délibération des conditions de son existence et de son devenir ne peuvent être déléguées, soumises à la loi de la représentation. » Il propose de maintenir l’organisation, la parti populaire, distinct de l’État, comme relais dans la durée entre ce qui sort des mouvements populaires et les directives de l’État.

Il insiste sur la priorité à imposer la possibilité d’une seconde voie et propose de s’appuyer sur le « prolétariat nomade », ces quelques trois milliards de personnes qui ne sont ni propriétaires, ni salariés, ni paysans avec une terre et qui errent dans le monde à la recherche d’un moyen de survie. Alors que le capitalisme est entièrement mondialisé, la voie communiste accuse un grand retard, enfermée dans une vision étroite, dans des paramètres pauvrement nationaux. « Un internationalisme véritable est nécessaire. »

Croire que des victoires significatifs peuvent être remportées dans l’espace de dominations actuelles c’est considérer que l’ordre actuel est le seul possible.
Le système parlementaire français a été déséquilibré, fondamentalement, avec la disparition progressive du système droite/gauche, en tant que fiction d’un choix réel. L’élection de Macron a fonctionné comme un « coup d’État parlementaire » car au lieu de convoquer une composante du parlementarisme, on en a fabriqué une de l’extérieur. Macron a constitué de toute pièce l’appareil qui le soutient politiquement et qui constitue sa légitimité. L’Assemblée nationale a installée par un « faux vote parlementaire », par un « vote plébiscitaire ». Cette personnification du pouvoir par un personnage inconnu surgi brusquement, par la fabrication d’un parti totalement artificiel justifie l'utilisation du terme « coup d’État ». Derrière un programme nébuleux se dissimule une propagande associant le « malheur de la France » au coût supposé exagéré du travail et aux soit-disant cadeaux faits par l’État aux pauvres. Macron veut revenir sur le statut du fonctionnariat en France et la suppression de tout ce qui nous est commun, en livrant la santé, l’éducation, les transports à « des mafias mondiales ».

En conclusion, il propose de voir les deux entreprises révolutionnaires du siècle précédent, en Russie et en Chine, comme un début de brouillon, plutôt que comme des échec définitifs.


Les rappels historiques et définitions de quelques notions sont intéressants et fort pédagogiquement formulés. Ses perspectives pourront alimenter les réflexions. Cependant, lui qui réclame précisément de revenir à la signification étymologique des mots, en dix lignes, il écarte définitivement l’idéologie anarchiste, l’accusant un peu rapidement de dissimuler « une intolérance brutale », alimentant ainsi la confusion habituelle entre l’anarchie et le chaos, et, fort paradoxalement, il promeut en partie un communisme anti-autoritaire qui est précisément l’apanage de bien des théoriciens de l’anarchie. Pour une simple question de vocabulaire finalement, pourquoi tant de haine ?



ÉLOGE DE LA POLITIQUE
Alain Badiou
Avec Aude Lancelin
126 pages – 12 euros
Éditions Flammarion – Collection « Café Voltaire » – Paris – Octobre 2017

144 pages – 6 euros
Éditions Flammarion – Collection « Champs essais » – Paris – Mars 2019

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