Pour quoi faire ?

14 septembre 2018

ÉCOLOGIE OU CATASTROPHE - LA VIE DE MURRAY BOOKCHIN

Murray Bookchin (1921-2006), militant écologiste américain, théoricien de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire adopté et appliqué depuis quelques années au Kurdistan syrien, est peu connu en France. Janet Biehl, collaboratrice et compagne de ses dernières années, fidèle à sa promesse, retrace sa vie tout en présentant son importante oeuvre théorique.

Elle raconte comment sa grand-mère maternelle, militante russe du « partage noir », de la redistribution des terres avant de fuir les pogroms et de se réfugier à New-York en 1913 avec son mari et leurs enfants, l’influença très tôt par ses récits et lui transmit la tradition révolutionnaire russe. En août 1927, après l’exécution de Sacco et Vanzetti elle lui dira : « Voilà ce que le capitalisme fait aux hommes ! N’oublie jamais ! ». À sa mort, il n’a que dix ans et rejoint le mouvement des Jeunes pionniers qui deviendra sa famille de substitution et poursuivra son éducation politique. En 1932, pour subvenir aux besoins de sa famille, alors que son père cesse de verser sa pension alimentaire et qu’ils dorment parfois dans la rue, il vend le Daily Worker. Il fait l’école buissonnière pour assister aux cours d’idéologie marxiste de la Wokers School, l’École de travailleurs du Parti communiste. Devant son assiduité et sa précocité, il fut rapidement chargé de diriger les Pionners puis fut promu orateur de rue mais il comprit que le Parti communiste n’était pas démocratique. Quand Staline rechercha des alliances avec les gouvernements capitalistes, il n’alla plus aux réunions, chercha un groupe plus révolutionnaire et rejoint les trotskistes de la Young Spartacus League. Âgé de quinze ans, il ne put s’engager dans les Brigades internationales mais collecta des fonds pour les soutenir. Il comprit parfaitement que les anarchistes avaient réussi en Espagne une révolution sociale mais qu’elle fut écrasée par les communistes. En 1939, il quitte le lycée pour les hauts-fourneaux.
Avec les grandes grèves de 1945 qui suivent la fin du No-strike pledge imposé par Roosevelt et suivi par les staliniens depuis 1941, qui ne déboucheront que sur une légère augmentation de salaire, et surtout avec l’accord signé entre l’UAW et General Motors qui prévoit quelques avancés contre la promesse de ne pas faire grève pendant plusieurs années, Bookchin comprend que le prolétariat industriel n’est pas révolutionnaire. Si les travailleurs ont bien une conscience de classe, ils sont prêts à militer pour améliorer leur sort à l’intérieur du système existant, pas pour le changer. C’est la validité même du marxisme dans son affirmation selon laquelle le prolétariat est la force historique qui entraînera le socialisme, qui s’effondre. Dès lors, il va se rapprocher de Josef Weber, trotskiste allemand réfugié aux États-Unis, controversé parce qu’en contradiction avec la IVe Internationale. Il avait défendu une lutte nationale contre le fascisme réunissant toutes les composantes de la société. Bookchin va collaborer avec lui au sein de la revue Contemporary Issues et du Movment for a Democracy of Content. Il le secondera pour ses articles, lui apportant les références adéquates, expérience qui lui apprendra à écrire. Il découvrira les textes du groupe de l’école de Francfort qui accusent les Lumières d’avoir « séparé les fins des moyens et le fond de la forme, et réduit la raison à la procédure, l’utilitarisme, le calcul au service de la manipulation et de la domination ». « Le capitalisme, déployant la raison instrumentale, évalue tout en termes de profits et réduit les objets à des marchandises. Il vide la vie sociale de son sens et de son essence et transforme les hommes en individus isolés en concurrence les uns avec les autres. » La technologie au lieu de libérer l’homme du travail, a renforcé l’exploitation. Weber avertissait en 1950 que si nous échouions à remplacer l’instrumentalisme par l’éthique, la concurrence par la coopération, la manipulation par la moralité, la forme par le fond, la bureaucratie par les relations directes, si nous ne parvenions pas à transformer le mode de production capitaliste en mode socialiste, la barbarie l’emporterait La société doit produire pour l’usage, non pour le profit.
Murray Bookchin comprend que le développement urbain, séparé des campagnes, est lié au problème des produits chimiques dans l’alimentation. Il propose alors l’éco-décentralisme dans The Limits of the City (1960) et Notre environnement synthétique (1962) dont la parution fut concomitante avec celle, autrement retentissante, de
PRINTEMPS SILENCIEUX de Rachel Carson qui l’éclipsa complètement alors qu’il y dénonçait d’autres nuisances que les seuls pesticides. « Personne, en 1962, n’était prêt à croire que le problème fut si vaste. Même les écologistes préférèrent Printemps silencieux – libéral mais limité – à l’essai radical de Bookchin. »
Il participe au mouvement de protestation contre la construction d’un réacteur nucléaire dans le quartier du Queens à New York. Dans Crisis in Our Cities (1964), il dénonce les besoins énergétiques démesurés des mégapoles qui risquent de donner naissance à des perturbations atmosphériques dangereuses et provoquer la fonte des calottes glaciaires si leur production repose sur les ressources fossiles. Son modèle est la cité athénienne ou les petites villes de la Renaissance italienne. Il propose de développer des sources d’énergies entièrement renouvelables à partir du soleil, du vent et des marées.
Dans Écologie et pensée révolutionnaire (1964), il reformule l’alternative de Rosa Luxemburg qui avait affirmé que la civilisation devrait choisir entre socialisme et barbarie : l’utopie anarchiste ou l’extinction de l’humanité, prévient-il. Puis il développe sa thèse de l’au-delà de la rareté (postscarcity) : libérer les hommes de la tyrannie de la pénurie, du règne de la nécessité. Il affirme aussi que 70% des emplois américains sont inutiles.
Il pensait qu’un mouvement de la jeunesse fondé sur l’éthique pouvait remplir le rôle d’agent de la révolution sociale dévolu au prolétariat.
Il voyage à Paris, en 1967, pour rencontrer les groupes anarchistes, les situationnistes, les Provos à Amsterdam, l’historien Gaston Leval et des anciens combattants espagnols à Toulouse puis revient à Paris en juillet 1968. Il comprend que si le soulèvement a bien pratiqué en grande partie l’autogestion, les groupes marxistes-léninistes l’ont retardé de tout leur poids, jouant un rôle contre-révolutionnaire. Quand au parti communiste, il fut « d’une traitrise absolue ».
En 1971, il publie Au-delà de la rareté, l’anarchisme dans un monde d’abondance dans lequel il enjoint la gauche et la contre-culture : « Soyons réalistes, faisons l’impossible, car sinon nous aurons l’impensable ! ». Pour préparer The Ecology of Freedom, il étudie l’origine des hiérarchies et se plonge dans l’anthropologie, étudiant notamment les sociétés premières, mutualistes, égalitaires, sans État. C’est la technologie, l’instrumentalisme, fondements idéologiques du capitalisme industriel, qui ont imposé la domination de la nature. Toujours engagé dans la vie politique, il rejette les mesures « environnementalistes » qui considèrent le vivant en termes de ressources exploitables, et défend la véritable écologie qui vise à préserver l’intégrité du vivant.
Sans aucun diplôme, il enseignera longtemps à l’université et lors de cessions de formation pratique et théorique à l’écologie dans une ferme-campus du Vermont.
En se penchant sur l’histoire américaine à l’occasion du bicentenaire de l’Indépendance, il se rend compte que le moteur institutionnel de la Révolution américaine avait été le municipalisme de la Nouvelle-Angleterre pratiqué par les puritains anglais, solide expérience d’autogestion par la démocratie participative, combattu par les nouvelles élites qui imposèrent un gouvernement centralisé.
Il conseille le Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM) qui présente des candidats à la mairie pour donner « Le pouvoir au peuple ! » et remportera 40% des suffrages en 1974, six mois après sa création. En 1978, il rédige un projet de constitution pour le mouvement anti-nucléaire Clamshell qui fonctionne par recherche du consensus et comme une confédération de groupes d’affinité. Il assiste aussi à la reprise partielle de ses idées, déformées par le système, sans l’unité qui garantit leur radicalité. Il comprend que le capitalisme ne périrait pas de ses contradictions mais d’une « tumeur incontrôlable » qui détruirait aussi son hôte et qu’il fallait construire un mouvement éco-anarchiste malgré « la fin de l’ère révolutionnaire ». Il se tourne vers la jeunesse allemande et le mouvement des squats, suit les campagnes de Bernie Sanders à Burlington, dans le Vermont, expérience qui se soldera par une collusion avec les promoteurs immobiliers et le maintient de l’usine d’armement. Il soutient cependant que « la seule alternative à l’État-nation réside dans des municipalités démocratisées libertaires, unies en confédération » : « Démocratisons la république et radicalisons la démocratie ». Il continue à enseigner.
Il est très attentif aux mouvements écologistes allemands, notamment en 1983 quand des membres des Grünen siègent au Bundestag. L’expérience se terminera cependant par les compromissions habituelles, Joshka Fischer devenant ministre délégué à l’environnement et à l’énergie de Hesse, chargé de superviser les centrales et la construction d’une usine de retraitement de plutonium.
Contesté par de nombreux anarchistes qui refusent de participer aux élections, il pense toutefois que le municipalisme libertaire permet de résoudre le dilemme entre descendre dans la rue ou dans l’arène politique. Il en fait remonter la généalogie chez Proudhon qui défendait la confédération de communes locales, chez Bakounine qui désignait la Commune absolument autonome comme base de toute organisation politique, chez Kropotkine qui écrivait que les communes indépendantes permettraient l’abolition complète des États et la fédération libre des forces populaires. La critique récurrente constatait que tous ceux, radicaux bien intentionnés, qui avaient cru changer le système en participant aux élections, avaient été changé par le système pour devenir une partie du problème. Au début des années 1980, il découvre un passage de Bakounine qui entérine, selon lui, la filiation : « les élections communales sont toujours et partout les meilleures, les plus réellement conformes aux sentiments, aux intérêts, à la volonté populaire ».
Il va s’opposer à un mouvement radical émergent, à partir de 1987, Earth First !, qui place la nature au-dessus des hommes, prône une « écologie profonde ». Certains de ses membres revendiquent les mêmes droits pour les microbes que pour les hommes, d’autres applaudissent aux épidémies et aux famines, convaincus qu’il faut éliminer 80% de la population pour en finir avec la civilisation industrielle. Il leur répond que si le capitalisme est un système économique et social intrinsèquement antiécologique, un « retour au Pléistocène » n’est pas souhaitable pour autant.
En 1992, il débutera son grand projet d’écrire l’histoire des mouvements qu’il admirait, à la recherche des occasions manquées comme le 5 janvier 1919 lorsque cinq cent mille travailleurs armés descendent spontanément dans les rues de Berlin dans l’attente d’un ordre qui ne viendra jamais.


Cette biographie s’attache à rapporter les événements marquants qui ont constitué le parcours de Murray Bookchin, son existence faite d’engagements, permettant de saisir l’évolution de sa pensée dans sa complexité. Une présentation sérieuse de ses théories se mêle au récit, mises en regard des influences et rencontres nombreuses, des combats dans lesquels il a pu les défendre. Son constat que l’écologie peut offrir une alternative au capitalisme à condition qu’elle n’omette pas les rapports de domination, ne peut que nous intéresser ; ses réflexions et ses propositions sur les fins et les moyens, parce qu’elles s’attaquent au système dans sa globalité, ne peuvent qu’alimenter nos débats. Une excellente introduction à l’oeuvre théorique de Murray Bookchin qui mérite clairement d’être mieux connue, d’autant qu’elle inspire en ce moment même le confédéralisme démocratique mis en application au Rojava.


 

ÉCOLOGIE OU CATASTROPHE - LA VIE DE MURRAY BOOKCHIN
Janet Biehl
Traduction Élise Gaignebet
Préface de Pinar Selek
626 pages – 29 euros
L’Amourier Éditions – Coaraze – Juin 2018

http://www.amourier.com/



Du même auteur :

L’ÉCOLOGIE SOCIALE – Penser la liberté au-delà de l’humain

NOTRE ENVIRONNEMENT SYNTHÉTIQUE - La Naissance de l’écologie politique

QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE SOCIALE ?

POUR UN MUNICIPALISME LIBERTAIRE

 

À propos du Kurdistan :

UN AUTRE FUTUR POUR LE KURDISTAN ?


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire