Alors que le capitalisme engendre sans cesse des besoins artificiels toujours nouveaux, que le consumérisme atteint son « stade suprême », Razmig Keucheyan, professeur en sociologie à Bordeaux, élabore une théorie critique et propose une politique émancipatrice basée sur « les besoins « authentiques » collectivement définis ».
En raison de la pollution lumineuse, l’expérience existentielle d’observation de la Voie lactée n’est aujourd’hui plus accessible qu’à un tiers de l’humanité. Si l’éclairage est bien un progrès, un élément structurant de nos existences modernes, il s’est également transformé en nuisance. La lumière artificielle n’est pas un besoin naturel, c’est à la fois un besoin légitime et une forme de pollution qu’il faut combattre, en fixant un seuil séparant l’éclairage artificiel légitime de l’éclairage excessif. À partir de cet exemple rigoureusement et longuement décortiqué d’un point de vue historique, biologique, psychologique, économique, Razmig Keucheyan propose d’établir une théorie des besoins humains afin de lutter contre l’emprise des besoins artificiels par le renforcement de l’autonomie et de la capacité d’agir des individus face à la marchandise.
La capitalisme est un système productiviste et concurrentiel qui nécessite de produire toujours davantage de marchandises en de moins en moins de temps, par une révolution technologique permanente et l’exploitation de portions toujours nouvelles de nature, de stocks et de flux d’énergie. Le capitalisme est aussi consumériste, exigeant la consommation de marchandises, et donc de ressources et d’énergie, encouragée par la publicité, la facilitation du crédit et l’obsolescence programmée. La question des besoins est le « point de fusion » entre la critique de l’aliénation (aux besoins artificiels) et l’écologie politique.
Un besoin « authentique » est un besoin biologique absolu dont dépend la survie de l’organisme : boire, manger et se protéger du froid par exemple. La légitimité d’une société démocratique prospère repose sur la promesse de leur garantie. Or, certains de ces besoins biologiques absolus le sont de moins en moins, ou seulement par intermittence. Respirer un air non pollué par exemple. Un humain sur neuf souffre de la faim dans le monde et en France une personne précaire sur deux ne mange pas à sa faim. Pourtant on estime que l’humanité pourrait assurer l’alimentation de 10 milliards d’individus. La capitalisme ne satisfait donc pas les besoins élémentaires de l’humanité.
« Naturaliser un besoin est une manière de présenter son assouvissement comme inévitable. Le dénaturaliser permet au contraire de montrer qu’il peut être combattu et réfréné. » D’après Karl Marx, les besoins ont une histoire et la production suscite le besoin artificiel. La production crée le consommateur. André Gortz distinguent les besoins qualitatifs des besoins superflus : engendrer un surplus économique permet de satisfaire des besoins autres que les seules nécessités vitales. « L’histoire des mouvements sociaux modernes consiste en une succession de luttes visant à satisfaire des besoins inassouvis, partiellement assouvis ou mal assouvis par le capitalisme. » Agnès Heller explique que prendre conscience de l’aliénation c’est découvrir quels sont nos « besoins radicaux » et que le propre de l’aliénation est de maintenir ceux qui en sont victimes dans la méconnaissance de leur condition.
Toute marchandise possède une « valeur d’échange » et une « valeur d’usage » qui renvoie à la dimension qualitative de la marchandise.
Tout nouveau besoin n’est pas forcément néfaste mais afin d’être soutenable et bénéfique il devra être « arraché à l’emprise du capital, de la logique productiviste et consumériste qui le caractérise ». Toute critique de la marchandise commence par la critique du besoin qu’elle prétend assouvir.
Une journée consacrée à la production de valeur réduit d’autant la part d’énergie et d’attention pour développer des besoins sophistiqués, c’est pourquoi la réduction du temps de travail est une mesure centrale dans la théorie critique des besoins. Le temps libéré permettra aux individus de prendre soin d’eux-même et deviendra la « mesure de la richesse » (Marx), une richesse affranchie de la valeur, enclenchant une dynamique de dépassement du capitalisme.
La standardisation de la production explique l’appauvrissement ou la trivialisation des besoins en régime capitaliste. La production standardisée crée le consommateur standardisé. En rompant avec le productivisme, la standardisation cesse d’être une nécessité et les besoins peuvent s’autonomiser. L’enjeu, selon André Gorz, est de parvenir à instaurer une « norme du suffisant » qui existait dans les temps précapitalistes, remplacée, depuis, par la norme du « toujours plus ». « L’abondance suppose la sobriété, un principe d’autolimitation de la production plutôt qu’un développement sans limite des forces productives. » Dans la société postcapitaliste, les vrais besoins seront la mesure de ce qui est produit et consommé.
La subsomption de la vie par le travail a pour conséquence de relativiser la distinction entre travail et hors-travail, et de transformer l’individu lui-même en marchandise. L’aboutissement de la dynamique du capitalisme est de façonner un monde à son image, de contaminer l’univers. Alors que le capitalisme satisfaisait une part significative des besoins matériels et faisait advenir des besoins qualitatifs, sans parvenir à les assouvir, il transforme désormais en biens rares des ressources jusque là abondantes.
Le psychanalyste David Winnicott définit, en 1956, la déprivation comme la non-satisfaction nouvelle d’un besoin qui autrefois l’était. La mémoire de la déprivation passée hante la personne, la poussant au vol ou à la violence, « tendance antisociale » comme une « manifestation de l’espoir ». Ce n’est pas l’expression d’une frustration aveugle mais la volonté de voir son environnement prendre en compte ce besoin insatisfait. De même Frantz Fanon théorisait le caractère émancipateur de la violence coloniale. La crise environnemental va entraîner une rareté grandissante. Razmig Keucheyan propose d’opposer à la violence émanant du système, « une violence rédemptrice qui empêche le pire d’arriver. Il propose d’établir une structure des besoins réellement universalisante, ce qui suppose de sortir de l’addiction consumériste.
« La consommation repose sur des institutions économiques, juridiques et techniques. Lorsqu’elle devient « compulsive », c’est souvent que l’une ou l’autre de ces institutions encourage l’excès. »
Pour « conjurer la révolution continue des choses », « interrompre la fuite en avant qui remplace sans cesse le dernier gadget par un nouveau, lui-même aussitôt frappé d’obsolescence et jeté comme ses prédécesseurs dans les poubelles de l’histoire matérielle », il propose de « stabiliser le système des objets » en étendant la durée de leur garantie, par exemple à dix ans, au lieu de deux depuis la loi Hamon de 2014. L’un des premiers cas de garantie date de 1750 avant J.C. et figure dans le code babylonien de Hammourabi. Aujourd’hui, Darty réaliserait la moitié de ses marges grâce aux extensions de garantie qui peuvent atteindre 30% du prix d’un bien. Le consommateur n’a plus les compétences pour évaluer la qualité des marchandises, et n’est plus en mesure de savoir à qui il achète. Aussi, sa protection devient un enjeu de politique publique. La production s’est fragmentée et internationalisée, massifiée, c’est-à-dire sérialisée, standardisée, diversifiée et complexifiée. La durée d’une marchandise est l’enjeu d’une lutte entre classes sociales, régulée (ou pas) par l’État. Allonger les durées de garanties légales supposerait de démocratiser l’accès aux pièces détachées, de multiplier les réparateurs indépendants, profession non délocalisable, d’obliger les fabricants à renoncer aux matériaux bon marché et à cesser de concevoir des marchandises impossibles à réparer, d’imposer l’affichage du « prix d’usage » et des conditions de travail. À terme, on aboutit à une « économie de la fonctionnalité » : ce ne sont plus des objets qui sont vendus mais des usages. Puis, lorsque la propriété des biens devient collective, la démocratie s’exerce sur les usages.
« Il faut étendre l’anticapitalisme aux objets. » Un bien émancipé est robuste, démontable et modulaire , interopérable et évolutif.
La Commune de Paris projetait « une république universelle fondée sur le luxe communal » en résorbant la division entre l’art et la vie. Razmig Keucheyan propose un « communisme du luxe », une civilisation matérielle émancipée de la logique productiviste et consumériste capitaliste, fondement d’une société soutenable, en rupture avec le marché. « Cette infrastructure de l’égalité court-circuitera les logiques de distinction. »
Le discours écologique mainstream postulant un « dépassement des divisions » pour trouver des solutions à la crise environnementale, élude la question du conflit de classes, entre ceux qui ont intérêt au changement et ceux qui ont intérêt au statu quo, et se condamne ainsi à demeurer inopérant. Les effets de cette crise sont distribués de manière très inégalitaire, les dominés en subissant une part exorbitante. Il est nécessaire « d’hybrider le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste » et de faire converger les producteurs et les consommateurs, à qui l’État a imposé une séparation dans les années 1950 en France. Aujourd’hui, le pouvoir est logistique. Des clusters ont été constitués, connectés aux réseaux de transport, à proximité d’une main d’oeuvre disponible que la désindustrialisation a vouée au chômage. La logistique n’est plus un service au sens traditionnel, mais produit désormais de la valeur, grâce au cross-docking (plus de temps perdu en entrepôt lors de l’acheminement), au co-manufacturing (différenciation retardée et intégrée dans la logistique). Plus tout est connecté, plus « bloquer les flux » permet d’interrompre l’ensemble de la chaîne productive. La technologie et la numérisation augmentent la vulnérabilité du capital et la puissance des travailleurs. Les travailleurs de la logistique devront s’allier dans leurs actions, aux consommateurs, grâce à des association qui les réuniront et leur permettront de mettre la question des besoins au coeur de leurs activités.
Plusieurs manifestes de transition écologique précis, outils de planification de longue durée, existent, comme le manifeste néga Watt. Alors que l’opposition entre le marché et la planification a structuré les débats économiques au XXe siècle, on constate que l’alternative est rarement aussi nette et que le capitalisme a lui aussi toujours planifié. Décider par en haut de ce qu’il faut produire et consommer, décréter quels besoins les citoyens ont le droit de satisfaire apporte le danger de l’autoritarisme et du paternalisme. Une bureaucratie d’ « experts » va aider l’individu qui ne sait pas ce qui est bon pour lui, à définir ses besoins. « Les GAFA représentent une variante particulièrement sophistiquée de dictature des besoins. » Les algorithmes façonnent nos désirs et extrapolent nos comportements futurs sur la bases de nos comportements passés. Les big data doivent être soustraits au contrôle des GAFA pour être mis au service de la planification.
Il n’existe que des besoins individuels qui peuvent, bien sûr, être communs à de nombreux individus. « Postuler des « besoins collectifs » hiérarchiquement supérieurs aux besoins individuels est une opération de domination, visant à légitimer une bureaucratie d’ « experts » dont la fonction est précisément de décider ou non de les satisfaire. » Il n’existe pas non plus de « besoins réductibles à une définition purement objective » puisqu’ils sont toujours définis à la première personne.
Imaginant des assemblées capables de relever le défi du changement climatique, l’auteur s’intéresse à la « simulation politique » de Bruno Latour organisée au théâtre des Amandiers de Nanterre, qui donnait la parole aux catégories non-humaines. Dominique Bourg propose, lui, d’ajouter une troisième chambre parlementaire, en charge de l’avenir, afin d’insuffler une préoccupation pour le long terme. La limite commune à ces propositions est qu’elles négligent la dialectique du productivisme et du consumérisme. « La crise environnementale actuelle est la conséquence du capitalisme industriel tel qu’il s’est développé depuis la fin du XVIIIe siècle. » Au municipalisme libertaire de Murray Bookchin, reposant sur un principe territorial, Razmig Keucheyan propose d’adjoindre un ancrage dans l’entreprise du type des conseils ouvriers. Au contraire des budgets participatives qui permettent de délibérer sur l’utilisation des ressources fiscales, les associations de producteurs-consommateurs reconnecteront les enjeux de production et de consommation.
Analyse fine et perspicace.
LES BESOINS ARTIFICIELS
Comment sortir du consumérisme
Razmig Keucheyan
210 pages – 18 euros
Éditions Zones – Paris – Septembre 2019
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