Pour quoi faire ?

14 octobre 2019

ZOMIA ou l’art de ne pas être gouverné

Par l’étude d’une vaste zone montagneuse du Sud-Est asiatique, James C. Scott déconstruit les conceptions traditionnelles sur le « primitivisme », leur opposant les notions de « non gouverné », « non encore incorporé ». Le pastoralisme, le glanage, la culture itinérante et les systèmes de parenté fragmentés, formant une sorte d’ « auto-barbarisation », ont ainsi permis un « évitement de l’État » à environ 100 millions de personnes, pendant plus de deux mille ans, sur une région de 2,5 millions de mètres carrés.


Les rencontres omniprésentes entre populations autonomes et populations gouvernées par un État, se retrouvent aussi bien dans le processus culturel et administratif du « colonialisme interne » des États-nation occidentaux modernes, que dans l’assujettissement de peuples indigènes dans les colonies de peuplement. « Partout où ils le purent, les États ont obligé les cultivateurs mobiles pratiquant l’agriculture sur abattis-brûlis à se sédentariser dans des villages permanents. Ils ont tenté de remplacer la propriété collective et l’exploitation commune ouverte des terres par une copropriété fermée – les fermes collectives mais surtout la propriété privée inaliénable de l’économie libérale. Ils se sont emparés des ressources en bois et minerais au nom du patrimoine national. »
Les premiers sujets des États-rizière, khmers, thaïs et birmans, mais aussi de l’Egypte, de la Grèce et de Rome, étaient autrefois, pour la plupart, statutairement non-libres, esclaves, captifs et leurs descendants. La périphérie « barbare » de ces États était une ressource vitale en marchandises et produits nécessaires à leur prospérité, notamment source de captifs. Puisque vivre à l’intérieur de l’État était synonyme de taxes, de conscription, de travaux forcés, il était courant que ses sujets s’enfuient pour rejoindre les « zones refuges » qui constituaient la périphérie, relativement inaccessibles géographiquement et d’une grande complexité ethnique et linguistique. Les caractéristiques de ces peuples des collines considérées comme des « marqueurs de primitifs que la civilisation aurait laissés derrière elle », sont en réalité des adaptations destinées à éviter leur capture par l’État et l’apparition de toute formation étatique en leur sein, des adaptation politiques de la part de population non statiquement gouvernées.
L’agriculture sur champs permanents, intensément promue par l’État et historiquement au fondement de sa puissance, conduit au droit de propriété sur la terre, à l’entreprise familiale patriarcale. L’agriculture céréalière quand elle n’est pas mise en échec par les maladies ou la famine, génère une population en surplus, contrainte de coloniser de nouvelles terres. À la fin du XVIIIe siècle, les peuples sans État occupaient encore la plus grande partie des terres de la planète. L’enclosure finale ne fut rendu possible que par les « technologies d’abolition de la distance ». Le colonialisme interne implique une « colonisation botanique », une transformation du paysage pour adapter les cultures et implanter les systèmes d’administration à l’État, au nom de la civilisation et du progrès.
Zomia désigne les territoires situés au-delà de 300 mètres d’altitudes, des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, traversant le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et la Birmanie et les provinces chinoises du Yunnan, du Guizhou, du Guangxi et de certaines parties du Sichuan, sur une étendue de 2,5 millions kilomètres carrés, abritant 100 millions de personnes appartenant à des minorités d’une variété ethnique et linguistique sidérante. Il s’agit de la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas encore été intégrés à des États-nations.
« Les États des vallées et les populations des collines se sont toutes deux constituées dans l’ombre de l’autre, de façon à la fois réciproque et contemporaine. » Les cultures des vallées peuvent être qualifiées d’ « effet de colline » de la même façon que les sociétés des collines peuvent être envisagées comme « effet d’État ». Leur relation duale est autant symbiotique, par les circulations symboliques, économiques et humaines, qu’oppositionnelle. « Loin d’être des données sociologiques et culturelles, les pratiques en matière de lignage, la manipulation généalogique, les formes de pouvoir locales, les structures de parenté, et peut-être même les degrés de littératie ont été « calibrés » pour empêcher (et dans de rares cas faciliter) l’incorporation à l’intérieur de l’État. »

Un « espace étatique » idéal, parfaitement adapté à l’appropriation de richesse par le revenu fiscal et la rente, nécessite de garantir un surplus abondant de main d’oeuvre et de céréales au moindre coût. L’épicentre étatique se situe dans une niche écologique favorable à la riziculture irriguée, capable de subvenir à l’approvisionnement d’une population importante et concentrée, et propice à la maximisation du produit recouvrable par l’État. Les eaux navigables annulent la friction du terrain et permettent aux communautés politiques de faire rayonner leur puissance : tandis que deux boeufs consomment l’équivalent des céréales qu’ils transportent pour parcourir 250 km de terrain plat, l’eau « rapproche ».
L’agriculture sur brûlis exige une étendue de terres beaucoup plus importante, contribue à disperser les populations, suppose la diversité des cultures et un défrichage périodique de nouveaux essarts.
Les « États de main d’oeuvre » ont tout intérêt à incorporer le tout-venant et à élaborer des formes culturelles, ethniques et religieuses qui leur permettent de le faire. Ce sont des « inventions sociales », des « formes d’alliages ou d’amalgames marqués par des afflux humains aux provenance les plus diverses » et non pas « des expressions endogènes et mono-ethniques de développement culturel ». « L’identité était avant tout un élément performatif, bien plus qu’une question de généalogie. » Tous ces États, et en particuliers les États maritimes, étaient des États esclavagistes. La capture d’esclave était l’objectif publiquement affiché de l’art de gouverner et la servitude pour dette était très répandue. La surveillance de la main d’oeuvre était plus importante et plus difficile que le recensement des terres. Exodes et révoltes répondaient souvent à la pression fiscale. Les murailles de l’État chinois, par exemple, servaient tout autant à empêcher la paysannerie chinoise de « rejoindre les barbares » qu'à maintenir ces derniers à bonne distance. Historiquement le processus menant à devenir un barbare était plus courant que celui conduisant à devenir civilisé.

Le peuplement de la Zomia est un effet d’État, étendu sur deux millénaires. Le reflux des populations des vallées vers les collines, où l’âpreté du terrain protégeait des instructions de l’État, permit la construction de sociétés « statofuges ». Un déversement démographique constant, associé au brassage et à la recomposition continue des peuples des collines, fait de la Zomia une « mosaïque identitaire » déroutante. Accueillant un pluralisme religieux foisonnant, banni des vallées, les collines sont une zone de grande hétérodoxie.
« La plupart des épidémies contemporaines – la petite vérole, la grippe, la tuberculose, la peste, la rubéole et le choléra – sont des pathologies zoologiques qui se sont développées à partir d’animaux domestiqués. » La plupart sont des « maladies de la civilisation » qui ont contribué aux exodes de masse depuis les basses terres, souvent considérées comme insalubres.

James C. Scott conteste les récits civilisationnels de la plupart des États, qui rendent compte d’un supposé progrès économique qui correspond surtout à un déclin de l’autonomie et de la liberté. Il soutient, s’inscrivant dans la continuité des travaux de Pierre Clastres, que l’agriculture sur brûlis, le pastoralisme et la cueillette, sont principalement des choix politiques qui permettent de se tenir en dehors de l’espace étatique.
L’oralité est comme une variante fugitive de la culture. L’ignorance de l’écriture est un stigmate civilisationnel commun aux peuples des collines, « expliqué » par des légendes qui en raconte la perte, par imprudence ou par traîtrise. L’une des raisons d’être de l’État est d’amener ces peuples au monde lettré et à l’instruction officielle, aller simple, même si la grande majorité des populations était illettrée et l’écriture réservée à une petit cercle privilégié représentant moins de 1%. Claude Lévi-Strauss notait que l’écriture « paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination ». Les traditions orales sont plus « démocratiques » et permettent un « glissement » de leur contenu et de leur perspective au fil du temps, des ajustements stratégiques d’une histoire collective. La stigmatisation de « peuples sans histoire » est fausse puisqu’elle présuppose que seule l’histoire écrite compte. Cette carence de traces écrites est toujours un choix plutôt qu’une marque de sous-développement.

L’absorption des nouveaux arrivants à donné naissance à des systèmes sociaux très ouverts culturellement. Les États des basses terres se sont constitués sur la base de techniques de regroupement cosmopolite plus ou moins coercitive,  ce qui contredit la thèse de la construction de l’État sur base ethnique, défendue par l’historiographie ancienne et l’histoire nationaliste moderne. Les système sociaux des vallées sont centripètes puisqu’ils homogénéisent les pratiques religieuses, l’architecture, les structures de classe, de gouvernance, les habitudes vestimentaires et linguistiques, tandis que les systèmes sociaux collines sont centrifuges, favorisant « un véritable patchwork de langues, de rituels et d’identités ». Les peuples des collines, avant que l’État colonial ne les classifient, ne disposaient pas d’identités ethniques mais d’un répertoire d’identités, susceptibles d’évoluer. James C. Scott affirme que les « tribus » au sens fort du terme (unités sociales distinctes, clairement délimitées et totales), n’ont jamais existé. « Ce sont les États qui font les tribus », arbitrairement, constituant des « modules de gouvernement », technique permettant de classer et d’administrer ceux qui n’étaient pas encore des « paysans ». Un ordre hiérarchique était ensuite imposé aux peuple acéphales et égalitaires, par la désignation d’un chef, ouvrant la voie aux revendications d’autonomie, de ressources, de terres, de routes commerciales., de souveraineté. L’invention de la tribu est un projet politique qui permet de distinguer « eux » de « nous » sur la base d’une différence (dialectale, vestimentaire, alimentaire, généalogique supposée,…). Les niches écologiques et économiques se superposent fréquemment aux lignes de démarcations ethniques. « Une fois créée, une entité institutionnelle produit sa propre histoire. Et plus cette histoire est longue et plonge ses racines loin dans le passé, plus elle s’apparentera à la mythologie et à l’oubli sélectif qui définisse le nationalisme. Au fil du temps, et aussi artificielles que soient ses origines, une telle identité développera des traits essentialistes et pourrait fort bien devenir l’objet d’allégeances passionnées. »
Les peuples des collines manipulaient les généalogies afin d’assimiler les étrangers, rattachant les nouveaux arrivants à des lignées familiales parmi les plus puissantes, tandis que les sociétés des vallées, à la recherche de main d’oeuvre, absorbaient les nouveaux arrivants en les intégrant par le bas de leur système de classes sociales. Les colonisateurs à la recherche de tribus constituées sur la base de règles de descendances cohérentes et d’histoires ancestrales, rencontraient des conteurs, ravis de leur fournir un « ordre généalogique rétrospectif dans lequel ils drapaient les turbulences de leur vie politique ».

N’avoir que peu ou pas d’histoire bloque le développement des hiérarchies permanentes en matière d’autorité politique et met implicitement tous les groupes de parenté sur un pied d’égalité. Cette pratique de désaveux des histoires qui légitiment le statut social, empêche à titre préventif l’émergence de hiérarchies et la formation de l’État qui d’ordinaire les accompagnent. Une structure sociale égalitaire, avec l’ égal accès pour tous aux ressources vivrières, un système de propriété commune de la terre et la présence d’une frontière ouverte, empêche un État voisin d’étendre son contrôle par l’intermédiaire de chefs de clans locaux.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, une stratégie consciente d’encerclement et d’absorption progressive a été déployée avec le transfert massif de population des basses terres vers les collines.

Minutieusement, James C. Scott se réfère à une multitude d’études historiques et anthropologiques sur les populations de cet immense territoire, pour conforter son propos. Aussi cet essai est-il plus proche de la thèse universitaire que d’un ouvrage de vulgarisation, ce qui pourra rendre parfois sa lecture rebutante, mais cependant parfaitement accessible. Elle permettra d’approfondir dans toute leur complexité les relations des États-rizières avec les populations des collines qui les fuient et donnera une vision nouvelle, en creux, de l'histoire des civilisations. Dans un soucis de synthèse, nous nous sommes appliqués à extraire les généralités sans trop nous attacher aux exemples évoqués.


ZOMIA ou l’art de ne pas être gouverné
James C. Scott
546 pages – 27 euros.
Éditions du Seuil – Paris – Février 2013

768 pages – 13,50 euros.
Éditions du Seuil – Collection "Points essais"
Paris – Mai 2019
Titre original : The Art of Not Being Governed An Anarchist History of Upland Southeast Asia – Yale University
– 2009




Du même auteur :

HOMO DOMESTICUS - Une Histoire profonde des premiers États

PETIT ÉLOGE DE L’ANARCHISME

L’OEIL DE L’ÉTAT - Moderniser, uniformiser, détruire

 



Voir aussi :

LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT de Pierre Clastres


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