Pour quoi faire ?

14 février 2020

UN ESPACE INDÉFENDABLE - L’Aménagement urbain à l’heure sécuritaire

Jean-Pierre Garnier, sociologue critique de l’urbanisme, dénonce une entreprise concertée de normalisation de l’espace urbain à des fins très prosaïques de maintien de l’ordre, « un remodelage physique de l’espace construit à des fins plus ou moins explicites de défense sociale contre un nouvel ennemi intérieur » : les « mauvais pauvres ».

Un espace « défendable », terme emprunté à la terminologie nord-américaine (defensive space), qualifie « un espace dont la configuration vise à faciliter la protection, non plus contre les accidents ou les calamités naturelles, mais contre le fléau social représenté par la délinquance « urbaine » et, catégorie nouvelle, l’ « incivilité », c’est-à-dire tout acte ou comportement jugé contraire aux règles de conduite propres à la vie citadine ». En France, on parle plutôt d’ « architecture de prévention situationnelle » : « aménager les lieux pour prévenir le crime ».
Dès le XIXe siècle, la politique du logement dit « social » était inspirée par l’hygiénisme, censé « assainir les corps des prolétaires en même temps que leurs esprits », idéologie également présente chez les théoriciens du « mouvement moderne », à l’origine de l’urbanisme de barres et de tours, après la seconde guerre mondiale. Ce type d’habitat, au milieu des années 1970, a été considéré comme criminogène et appelé à une série d’opérations de « réhabilitation ». L’idéologie spatialiste établit « un lien de causalité directe entre formes spatiales et pratiques des agents sociaux », en faisant abstraction des rapports sociaux de domination. La gauche, à la suite de la droite, entreprit de lutter contre « l’insécurité » plutôt que contre les inégalités. « Dans la rhétorique sécuritaire qui prévaut maintenant, toute référence aux causes sociales du phénomène de la délinquance est qualifiée d’ « excuse sociologique », donc rejetée comme nulle et non avenue. Seule compte la « responsabilité personnelle ». » Des espace sont déclarés « criminogènes » parce qu’ils « encouragent des activités délictueuses », ou parce qu’ils « entravent la répression ». Il s’agit d’agir sur les espaces urbains, les « espaces complices », considérés comme « hostiles » aux forces de l’ordre. Derrière la façade humaniste, voire progressiste, avec ses concepts-clefs : « ouverture, « désenclavement », « accessibilité », le but poursuivit est avant tout de facilité l’intervention des forces de l’ordre, les patrouilles et les bouclages policiers, la surveillance généralisée, y compris par la population elle-même. « En France, le discours du pouvoir s’appuie sur une longue tradition d’euphémisation. »
En ces temps de suspicion généralisée à l’égard « des laissés pour compte de la globalisation du capital », tout individu appartenant aux strates inférieures des couches populaires est susceptible d’entrer dans la catégorie de « délinquant probable ».
Pour empêcher la survenance des faits délictueux, la configuration de l’espace sera « dissuasive » et/ou « répressive ». Tous les espaces publics ou semi-publics sont désormais conçus pour être surveillés. Ainsi, les espace public au pied des immeubles sont convertis en jardinets privés clôturés, pour « convaincre les locataires des logements sociaux de se comporter en propriétaires », dans le but de « bouter physiquement le nouvel ennemi intérieur, à savoir la jeunesse dévoyée », de stationner aux abords immédiats. Plus largement, il s’agit de quadriller, de découper le terrain pour le réaffecter à des usages contrôlables, essentiellement à la circulation. Le citadin y est réduit au statut de consommateur ce qui exclut tous ceux qui ne peuvent y prétendre, faute de moyens. Les bancs publics disparaissent au profit d’un mobilier urbain d’ « avant-garde » et des sièges payants aux terrasses des cafés. « À tous ces dispositifs ornementaux à vocations disciplinaires s’ajoute la prolifération dans les lieux publics des caméras de vidéo-surveillance et des agents du contrôle social. »
« Dans une société de plus en plus inégale, en effet, la diversification croissante des catégories sociales va de pair, désormais, avec une division accrue entre elles. Faute d’une remise en cause de la structure de la société globale, il est peu probable que la Cité puisse redevenir une « communauté ». Au contraire, des mûrs, des clôtures et des barrières de toutes sortes, matérielles ou virtuelles, visibles ou invisibles, continueront de s’élever entre les nantis, réfugiés dans des enclaves huppées auto-surveillées, et les démunis, cantonnés dans des zones de relégation hyper-contrôlées. Dans les unes Big Brother veillera sur les habitants ; dans les autres, il les surveillera. »
Mais Jean-Pierre Garnier considère que l’ « espace défendable » est au contraire indéfendable, surtout s’il consiste à « défendre le système social, de moins en moins défendable aux plans éthique et politique, qu’il vise illusoirement à pérenniser ». Cette « ambiance paranoïde » accentue le sentiment
général d’insécurité et de méfiance.

Bref, incisif, limpide et édifiant.


UN ESPACE INDÉFENDABLE
L’Aménagement urbain à l’heure sécuritaire
Jean-Pierre Garnier
48 pages – 3 euros
Éditions Le Monde à l’envers – Grenoble – Mai 2012

www.lemondealenvers.lautre.net/catalogue.html


Voir aussi :

LES MARCHANDS DE LA PEUR - La Bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire


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