La boisson nationale des pauvres, l’ale, une bière forte et riche en arôme, connut en Angleterre durant la première moitié du XVIIIe siècle, une lente désaffection face à l’ « épidémie de gin », que tentait de freiner une sur-taxation croissante de ce dernier. Les tentatives d’imposer une augmentation brutale de cette fiscalité « morale », taxe sur la pauvreté, se heurtaient à une résistance populaire et une désobéissance civile telles que l’État devait y renoncer. À cette époque, les gin riots étaient hebdomadaires à Londres et allaient de pair avec de copieuses libations. L’émeute était alors la forme habituelle et périodique de la protestation sociale. « Même si l’hystérie marchande n’avait pas encore atteint cette omniprésence qui écrase nos contemporains, le pillage, plus qu’un simple réflexe de survie des temps de disette, constituait déjà une arme de la critique qui allait bien au-delà de la « rapine » organisée en secteur de l’économie. » « L’émeute était une expression du rapport de forces entre les classes en guerre, prolongeant souvent disputes salariales, grèves et pétitions : un moment où le prolétariat se servait de ses penchants communautaires et utopiques comme d’une arme. » « Que l’émeute anglaise du XVIIIe siècle ait si souvent été liée à la consommation de gin, et à sa consommation « excessive », ressemble fort à une ruse de l’histoire : une méchante gnôle, née de la logique glacée du calcul marchand et conçue à dessein pour empoisonner et abrutir le bétail ouvrier, ne s’en trouva pas moins au centre de la controverse belliqueuse entre l’économie et ses ennemis. » Le soulèvement de 1780 soumit au pillage les caves des dignitaires et imposa la gratuité des tavernes. « Si la fête n’avait pas tourné à l’orgie avec une telle intensité, elle n’aurait pas menacé l’ordre marchand avec la même énergie. Les pauvres s’y firent craindre, non par leurs aspirations, qu’ils savaient moins encore qu’aujourd’hui formuler, mais par la révélation fulgurante de leur « être-ensemble » : un troupeau dont la domestication n’était qu’un vernis. » Si leurs maîtres redoublèrent d’efforts pour renforcer leur domination, « les pauvres ne pouvaient désormais plus ignorer qu’ils constituaient la force centrale de la société urbaine naissante. »
On l’aura compris, la narration de ces événements est enthousiaste et il est difficile de résister à la tentation de citer abondamment des pans entiers du récit comme des analyses. « Au seuil des années 1780, Londres est la plus vaste métropole du monde tandis que l’Angleterre connaît une industrialisation et une urbanisation accélérées. (…) La logique marchande dévore l’activité manufacturière et artisanale et annonce le règne de la mesquinerie des calculs, de la tyrannie des horaires et de l’ennui des tâches morcelées. (…) Héritée du putsch dynastique protestant de 1688, les institutions sont celles d’une monarchie parlementaire. » Afin de permettre l’enrôlement des catholiques dans l’armée royale engagée notamment dans les anciennes colonies américaines, le Parlement adopte en 1778 une loi de tolérance : le Catholic Relief Act. Une campagne contre la guerre et la corruption du parti aristocratique est lancée, menée par Lord Gordon, alimentée par un antipapisme viscérale et se transforme en quelques mois en un mouvement de masse. Le 2 juin 1780, une réunion publique de l’Association protestante est organisée à St George’s Fields, vaste espace de verdure au sud de la tamise. Pas moins de 50 000 mécontents iront ensuite protester auprès du Parlement, l’isolant et exigeant l’abolition de la « loi papiste ». L’émeute peut commencer. Chapelles et églises sont incendiées. Les quelques arrestations serviront de prétextes à la destruction des prisons. Nous ne rapporterons bien évidemment pas l’intégralité de l’enchaînement des événements, comme le fait l’auteur, avec méthode et brio. Signalons simplement que des harangueurs de la police poussent à une expédition anti-irlandaise, loin des beaux quartiers, diversion à la « colère des gueux » qui ne devrait laisser que des pauvres sur le carreau, ce qui ne suffira pas à « endiguer le déferlement de la canaille ». « Mais les cris de « Point de paperie ! » sont couverts par ceux plus fréquents de « Point d’esclavage ! » : nanti d’un tel objectif qui n’est autre que le rejet du salariat naissant, le soulèvement se trouve une raison pratique plus conforme aux réalités sociales d’une époque où la domination capitaliste sort de l’enfance. » Dès lors, le mouvement s’emballe. « Des gueux insomniaques et sans avenir ont surgi dans la nuit, déferlant par dizaines de milliers des slums de Whitechapel ou de Southwark, des turnes et des asiles de nuit, des ateliers et des docks, des bordels et des tavernes. Ces gens-là se moquent du pape et du roi, des tories et des whigs, des rites et de la rente, de l’art de gouverner et de celui de gérer. Ils veulent couper la langue des sermonneurs et dévorer la main qui leur jette les miettes de l’expansion marchande. Ils veulent la suppression des lois et de l’autorité et que tout soit à tous. Ils veulent voir flamber les bagnes dans une ville désertée par les rupins et les gros bonnets. Ils désirent passionnément la fin de l’ordre des choses. Ils brûlent de réaliser le vieux rêve de Cocagne des grandes insurrections londoniennes : voir enfin les fontaines publiques pisser du vin clairet.
Tout ce beau monde se répand dans les rues avec une mobilité inouïe, se sépare et se rejoint, se concentre et s’égaille, au gré de l’inspiration. L’insurrection ne s’enferme pas derrière des barricades ou dans des ghettos ouvriers, elle parcourt la métropole en bandes itinérantes qui glanent des renforts partout où elles se montrent. Aux lents défilés massifs, elle préfère l’éparpillement, la dérive et le pas de course. Ne cherchant pas à s’emparer du pouvoir mais à le dissoudre en rendant caduque toute autorité, tout privilège de caste, elle choisit ses cibles en fonction de leur proximité psychogéographique : comptes à régler, riches demeures à piller, symboles de l’esclavage à démolir. Elle ne cherche ni à livrer bataille ni à militariser l’affrontement ; par son omniprésence et sa vivacité, elle vise l’anéantissement de toutes les séparations. Elle bannit et humilie ses ennemis, abolit les bibelots du passé, mais guère ne tue ni ne capture.
Liée à l’absence de discipline et de coordination, l’impossibilité d’une stratégie se révèle être brièvement un atout pour cette insurrection ubiquiste.»
La répression sera brutale, sanglante, à la hauteur de l’émeute et surtout de « l’effroi des possédants ». L’armée qui a carte blanche pour nettoyer les rues, a tué « au moins huit cent cinquante gueux, gueuses et gueusiots ». La Tamise charrie les cadavres des insurgés. Invisibles pendant le soulèvement, les milices bourgeoises sont les plus féroces.
« La domestication du menu peuple sera, désormais, lourdement encadrée et dûment réglementée. Exténués par le labeur, abrutis par l’indigence, ligotés par la loi, les pauvres qui viennent de faire trembler la propriété et le profit sur leurs bases seront bientôt parés pour porter le Veau d’or dans sa marche triomphale aux quatre coins du globe. » « La masse croissante des esclaves salariables ne peut simplement plus ignorer que, pour épouvanter ses maîtres jusqu’à la déroute, il lui faut prétendre par ses actes au renversement complet de l’ordre existant. »
BEAU COMME UNE PRISON QUI BRULE
Un aperçu des Gordon Riots
Julius Van Daal
98 pages – 7 euros
Éditions L’Insomniaque – Collection « Petites Insomnies » – Montreuil – Avril 2010
www.insomniaqueediteur.com/publications/beau-comme-une-prison-qui-brule
Du même auteur :
Préface de PETITE HISTOIRE DU GAZ LACRYMOGÈNE - Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes
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