23 novembre 2020

PETITE HISTOIRE DU GAZ LACRYMOGÈNE - Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes

Des champs de bataille de la Première Guerre mondiale à la panoplie du maintien de l’ordre civil, le gaz lacrymogène joue un rôle central dans le processus de maîtrise, par la force brute, des foules et de l’espace public, tout en procurant de fructueux profits à l’industrie de l’armement. Anna Feigenbaum, enseignante en sciences sociales au Royaume-Uni, raconte comment il est devenu pour les gouvernements « un remède commode à leur incapacité chronique à séduire le peuple, ou à le tromper » : « L’art de gouverner est devenu celui d’asphyxier, littéralement, les gouvernés », comme l’explique Juluis Van Daal dans sa préface.

Utilisé pendant le Printemps arabe, contre le mouvement Occupe, au Chili et dans le monde entier en 2011, le gaz lacrymogène a vu ses ventes tripler en 2011, tuant ou mutilant de centaines de personnes. Ce terme est utilisé pour désigner des composants chimiques, agents lacrymatoires conçus pour attaquer les sens simultanément, engendrant des traumatismes physiques et psychologiques :

  • le CS, 2-chlorobenzylidène malonitrile,
  • le CN, chloroacétophénone,
  • le CR, dibenzoxazépine,
  • le gaz poivre ou OC, oléorésine de capsicum.

« Ils peuvent provoquer un larmoiement excessif, des troubles de la vision, des éruptions cutanées et de l’urticaire, des écoulements nasaux, des brûlures de la peau, de la bouche et des narines, des difficultés à avaler, des hypersécrétions salivaires, des contractions pectorales, des quintes de toux, des sensations d’asphyxie, des troubles de la respiration, des nausées et des vomissements. Des liens ont été établis entre ces produits et des fausses couches ou des pathologie respiratoires chroniques. » Utilisé en milieu clos accroît considérablement le risque de blessures graves et de décès par inhalation, engendre des crises de panique. Les grenades qui le diffusent peuvent en outre provoquer de nombreuses blessures, tout comme leurs composants inflammables et leurs détonateurs. Le taux du gaz poivre sur l’échelle de Scoville, qui mesure le degré de pseudo-chaleur causée par les irritants, est supérieur de 1 300 000 unités à celui du plus fort des piments comestibles !

Si des armes chimiques rudimentaires avaient été utilisées dans des sociétés antiques et féodales, ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que l’essor de la chimie moderne souleva des débats éthiques autour de leur usage en temps de guerre. Tandis que ses partisans arguaient que la chimie pouvait atténuer la souffrance des combattants, au contraire des autres armes, des restrictions, toutefois formulées en termes ambigus, furent fixées lors des conférences internationales de La Haye en 1899 puis 1907. Les gaz toxiques furent abondamment employés pendant la Première Guerre mondiale. Après guerre, les controverses eurent pour conséquence une catégorisation des gaz toxiques afin d’en prohiber certains et d’en autoriser d’autres, raisonnement qui allait permettre au gaz lacrymogène de suivre une trajectoire juridique différentes d’autres agents toxiques. Les intérêts commerciaux de l’industrie chimique, secteur en pleine expansion, fut également prise en considération.

Dans les années 1920, le général américain Amos Fries fut l’un des principaux artisans de la transformations de ces technologies militaires en outils du maintien de l’ordre social, grâce à une vaste campagne de relations publiques présentant le gaz lacrymogène comme une arme « sans danger », idéale pour réprimer les fauteurs de troubles en tout genre. Réfutant les témoignages d’anciens combattants, elles traita publiquement de « simulateurs » prétendant qu’ils ont été gazés pour réclamer des subsides de l’État ! « Cette approche, fondée sur le déni, demeura centrale dans l’entreprise de légitimation des armements à faible létalité qui se poursuivit dans les décennies suivantes. »
« Au lieu d’être considéré comme une forme de torture physique et psychologique, l’usage des gaz lacrymogènes allait désormais être admis par le plus grand nombre comme l’unique alternative humanitaire au tir à balles réelles. » Avec son réseau, il organisa également des démonstrations à grande échelle. L’emploi à l’intérieur des bâtiments été recommandé ainsi que le tir tendu à bout portant vers le visage. « Blesser grièvement des civils sans armes était un résultat intentionnel de la production de ces munitions. La “bavure“ était la norme. » À la fin des années 1920, la Lake Erie et les Federal Laboratories, acoquinés avec les forces de police locales, envoyaient leurs commerciaux dans les zone industrielles où les rapports sociaux étaient tendus. Avec la Grande Dépression des années 1930, l’usage du gaz lacrymogène se généralisa partout aux États-Unis pour étouffer la protestation sociale. Anna Feigenbaum présente les rapports des deux sous-commissions du Sénat désignées pour enquêter sur cette industrie, ainsi que nombre d’informations tirées des archives déclassifiées.

De la même façon, elle raconte comment le Royaume-Uni demeura longtemps hostile à l’utilisation des gaz lacrymogènes, y compris dans l’Empire britannique, par crainte de la désapprobation morale, alors même que les administrateurs coloniaux sollicitaient vigoureusement l’autorisation de leur usage, pour pouvoir réprimer les foules émeutières et éviter des massacres comme celui d’Amritsar, au Nord-Ouest de l’Inde, le 13 avril 1919. Des médecins furent enrôlés dans la campagne de légitimation du gaz lacrymogène, le présentant comme le résultat d’une recherche de l’équilibre entre dangers et bienfaits, à l’instar des médicaments. Retenus par des considérations éthiques, les gouvernements successifs s’obstinèrent à l’interdire, alors même qu’en Rhodésie du Nord des grèves frappaient l’industrie minière et que l’Afrique du Sud voisine en faisait un usage croissant. En décembre 1933, le haut-commissaire en Palestine mandataire reçu le feu vert officiel de faire usage de gaz de combat contre des populations civiles lorsque l’alternative serait d’ouvrir le feu, puis l’administration coloniale de Sierra Leone deux ans plus tard. À la fin de années 1930, le discours de prudence n’avait déjà plus cours, les consignes étant désormais de gazer d’emblée et copieusement les foules hostiles. Le gaz lacrymogène devint « l’arme humanitaire par excellence », étroitement lié à la capacité de l’Etat à refuser d’accorder les réformes réclamées par la société civile, « la technique répressive la plus fiable, non seulement pour conserver la maîtrise de la rue mais aussi pour saper, à dessein, les pratiques de désobéissance civile ». L’aveuglement à l’égard des dommages physiques provoqués par son utilisation atteignit son comble au milieu des années 1940, notamment avec les grenades n°92, utilisées contre les détenus de la prison centrale de Peshawar, dans l’actuel Pakistan, en blessant beaucoup, les intoxiquant tous, qui seront tout de même remplacée par les grenades n°95, à base de gaz CS, testées sur d’anciens combattants, sans leur consentement.

Anna Feigenbaum relate scrupuleusement toutes les évolutions techniques ainsi que de nombreux événements, du combat anti-raciste pour les droits civiques (Selma en Alabama) aux manifestations contre la guerre du Vietnam (la convention démocrate à Chicago en août 1968). « Comme ceux de Chicago et de Selma, les tragiques événements de Berkeley combinèrent une stratégie de contrôle social et des tactiques coercitives impliquant l’emploi de méthodes et de matériel militaires, ainsi que le recours direct à l’armée, mais aussi l’usage punitif et offensif de gaz de combat. » Ronald Reagan, gouverneur de Californie exprima une vision qui allait devenir la norme, qualifiant les manifestants de combattants ennemis et plaidant pour un usage accru des armes létales et pour un entraînement militaire des forces antiémeutes. Le mode de coercition prépondérant face à la subversion, tel qu’il fut défini dans les années 1960 aux États-Unis, conformément à une logique militaire de conquête et d’intimidation, consista à renforcer le contrôle de l’État grâce à des stratégies offensives plutôt qu’à rechercher le consensus ou du moins un compromis avec la société civile. L’opération du Pentagone dont le nom de code était « Garden Plot » consistait à transférer des technologies et des expertises militaires vers la police, à aligner les tactiques contre-insurrectionnelles de la garde nationale et de la police urbaine sur celles de l’armée. Selon sa conception, à l’origine des mouvements de contestation se trouvaient des ennemis intérieurs, des militants radicaux et subversifs « antiaméricains » et non des inégalités sociales et économiques.

L’auteur consacre un chapitre entier à la « bataille du Bogside », pendant laquelle plus de 1000 grenades gaz au CS furent tirées sur ce quartier catholique de Derry, pendant trente-six heures, le 12 août 1969. Elle reprend en détail la procédure fondamentalement partiale de la commission Himsworth sur les effet du gaz à Derry, et dont les conclusions du rapport quant à l’innocuité du CS resteront ensuite régulièrement et jusqu’à aujourd’hui, la référence dominante, malgré la multitude de rapports sur ses dangers, parus dans les années 1980 et 1990. D’autres événements sont également abordés, les premières manifestations altermondialistes au Canada en 1997, le sommet du G8 à Gênes en 2001, le mouvement Occupy, notamment à Oakland, le parc Gezi à Istanbul, les manifestations de Hong Kong en 2014. De nombreuses recherches sont évoquées, y compris certaines, fort intéressantes, à propos de l’entraînement des policiers : « Les forces de l’ordre sont entraînées, sous prétexte de préserver leur sécurité, à infliger des souffrances à des civils, en se sachant déchargées de toute responsabilité. » Les principaux acteurs du secteur mondial des armements antiémeutes sont présentés, des démarches juridiques ou des actions directes rapportées.

À la recherche des accointances entre profits financiers et violences policières, Anne Feigenbaum livre une histoire totale du gaz lacrymogène, fourmillante de témoignages et de documents déclassifiés, principalement axée sur le monde anglo-saxon. Elle dénonce un maintien de l’ordre toxique.
La préface de Julius Van Daal, complète ce panorama par une évocation expresse « du maintien de l’ordre et du contrôle des “classes dangereuses“ au “pays des droits de l’homme“ », dans un style toujours aussi enlevé. Nous nous prenons à rêver d’un développement plus conséquent au point de former un volume à part entière, d’autant plus que désormais « le simple fait de se joindre à un rassemblement public en étant muni de moyens de protection contre les gaz est considéré comme suspect, voire délictuel : venir manifester, selon cette conception ubuesque du droit, ce devrait être consentir à se faire gazer au gré des spadassins d’un pouvoir qui ne tolère que le silence apeuré des pantoufles. » « Malgré son inextricable complexité formelle, le droit bourgeois est au fond assez simple et repose sur deux principes : l’être qui trouble la bonne marche du commerce doit souffrir, de même que celui qui enfreint le droit de propriété. Il convient donc de rappeler sans cesse aux pauvres qu’ils sont nés pour gémir. Et pour chialer. »




PETITE HISTOIRE DU GAZ LACRYMOGÈNE
Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes
Anna Feigenbaum
Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer
Préface de Julius Van Daal
338 pages – 17 euros
Éditions Libertalia – Collection « Ceux d’en bas » – Montreuil – Septembre 2019
www.editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/petite-histoire-du-gaz-lacrymogene



De Julius Van Daal : 

BEAU COMME UNE PRISON QUI BRULE - Un aperçu des Gordon Riots


Voir aussi :

LA REVUE DESSINÉES - Édition spéciale « Ne parlez pas de violences policières »

 

 





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