Pour quoi faire ?

22 avril 2021

POUR L’INTERSECTIONNALITÉ

Qu’est-ce que l’intersectionnalité ? Pourquoi cette notion, élaborée il y a plus de trente ans, suscite-elle autant de discours déformants et d’instrumentalisations politiques en France ? Les sociologues Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz proposent de comprendre de quoi on parle.
Les études de genres, avant l’intersectionnalité, ont aussi été décriées pour leur « dimension prétendument idéologique ». Une « lame de fond réactionnaire et autoritaire », en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni, tente d’engloutir, derrière ce concept, les travaux critiques de la race, les recherches post-coloniales, la démarche décolonisée, les études de genre et, au-delà, toute théorie sociale critique ainsi que le principe même de liberté académique, avec souvent des contre-sens grossiers, des interprétations mal-intentionnées ou une ignorance patente. 

 L’ intersectionnalité est la « traduction scientifique de la réflexion menée dans les années 1980 sur le plan militant par les féministes africaines-américaines et chicanas, qui pointaient le “biais blanc de classe moyenne“ du féminisme et introduisaient ainsi la question de la représentation politique de celles pour lesquelles la domination subie se trouve au croisement de plusieurs rapports de pouvoir, en particulier, la race, la classe et la catégorie de sexualité ». Elle nous invite à « complexifier l'analyse tant scientifique que politique ». Conçue « pour désigner et appréhender les processus d'imbrication et de co-construction de différents rapports de pouvoir », elle est assimilée par une fraction du monde universitaire, relayée par des discours politiques confus, à une « forme intellectuelle de communautarisme qui essentialiserait les identités ». Cette entreprise de délégitimation est « le symptôme de stratégies actives de résistance à la prise en compte – conceptuelle, analytique et épistémologique – de certains rapports sociaux dans la recherche en sciences sociales ». Cette entreprise de disqualification traduit aussi le refus de discuter les postulats épistémologiques de ce concept.
Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz réfutent un à un les arguments utilisés, qui relèvent surtout d’une méconnaissance complète du sujet, « en témoigne l’absence de références aux écrits et travaux qui développent ce champ de recherche ».
Analyser la race comme un régime de pouvoir permet de reconnaître que des groupes sont socialement minorisés, à l’opposé du « postulat républicain selon lequel l'égalité entre citoyen.ne.s ne peut être atteinte que par l'homogénéisation, fictive, du corps politique ». Reproduire le tabou de la race dans la recherche, au prétexte qu'elle constituerait une « réification dangereuse des catégories sociales », contribue à perpétuer une ignorance, scientifique et politique.
L’approche intersectionnelle examine des processus historiques et sociaux, des logiques de production des hiérarchies et des discriminations, évitant de procéder à des généralisations problématiques qui (re)produisent des marginalisations de groupes situés à l'intersection de plusieurs rapports de pouvoir. La juriste Kimberlé W. Crenshaw a précisément développé ce concept pour éviter les écueils d'analyse réductrice axée sur une seule catégorie d’identité. Loin d'être une réunification des identités, l'intersectionnalité est plutôt une critique de l’essentialisation, qui permet d’ « entrer dans la fabrique des processus qui façonnent, selon des modalités d'articulation variée, les expériences et les identités ».
Loin de donner la priorité à un rapport social sur les autres, elle pointe le fait que « tout rapport social est fondamentalement articulé avec d’autres » et que les modalités de cette articulation et ses conséquences, sont fondamentalement historiques, et donc variables. Elle oblige la chercheuse ou le chercheur à « poser l'autre question », exigence scientifique forte qui offre une « complexification de l'analyse des régimes d’oppression ».

Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz soupçonnent la résistance à l'adoption de l’intersectionnalité, comme, en son temps, celle à l'utilisation du concept de genre, d'être une résistance épistémologique. Problématisant le lien entre objets de savoirs et sujet producteur de connaissances, l'intersectionnalité est une épistémologie du point de vue, empruntant au féminisme « le constat de l'absence des femmes comme objet de connaissance », et au marxisme l'idée que « l'expérience vécue et matérielle (et non l’identité !) façonne un point de vue épistémologique spécifique sur le monde et les relations sociales ». Participant à la légitimation des rapports de domination, la vision du monde promue par les personnes en position dominante est toujours partielle et partiale, tandis que celles des dominé.es peut devenir autonome à travers une lutte collective et produire un savoir véritable sur la nature des rapports de domination. « Il ne s'agit pas d'affirmer qu’un point de vue subalterne serait porteur, intrinsèquement, de savoirs plus vrais, mais plutôt d'insister sur la nécessité de produire une capacité d'analyse collective. » Au contraire, avec l'épistémologie objectiviste, « le chercheur ou la chercheuse croit pouvoir s’émanciper de sa position sociale pour prendre un point de vue “de nulle part“ », créant les conditions pour que ses préjugés et ses croyances soient directement importés dans les résultats de sa recherche. Les auteurs reprennent le terme d’ « épistémologie de l’ignorance » de Shannon Sullivan, pour évoquer cette position de surplomb, constitutive, par exemple, du statut de blanchité, qui amène à se croire exonéré de la racialisation et à incarner l’universel, tandis que les membres des groupes racialisés seraient irrémédiablement liés à leur point de vue particulier. Plus qu’une lacune ou une méconnaissance, il s'agit bien d'un « geste actif de ne pas tenir compte de savoirs constitués à partir des expériences minoritaires ». « Assumer une épistémologie du point de vue, c'est donc une exigence de réflexivité forte et aussi une responsabilité éthique. »
L’intersectionnalité ne vise pas « à mettre à bas les Lumières et leur héritage, mais bien à éclairer leur part d'ombre justement mais en appliquant à cette période et à son legs les outils critiques qui y ont été développés », à historiciser et contextualiser « les apports du XVIIIe siècle européen pour montrer par exemple comment ils ont pu entretenir des liens avec l'esclavage et la déshumanisation des Noirs, avec l’exclusion des femmes des droits libéraux et avec l'oppression coloniale », ne parvenant pas « à imposer un modèle politique complètement égalitaire et réellement inclusif ». « L’intersectionnalité donne à voir et à comprendre des expériences de marginalisation et d'oppression en permettant d'analyser comment les forces qui structurent nos sociétés de façon hiérarchique – capitalisme, patriarcat, hétéronationalisme, xénophobie – s‘imbriquent et se renforcent mutuellement. » Dans les mouvements sociaux, elle permet de « construire du commun sans avoir à passer par une abstraction des différences » et invite à produire un « universalisme concret ».

À lire de toute urgence pour comprendre les enjeux des débats actuels, les « relents maccarthystes » de la campagne visant les chercheuses et les chercheurs travaillant sur la race ou le genre, ceux mobilisant une démarche intersectionnelle ou adoptant une perspective décoloniale, et les accusations de « la prétendue infiltration “islamo-gauchiste“ au sein de l’université ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


POUR L’INTERSECTIONNALITÉ
Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz
72 pages – 5 euros
Éditions Anamosa – Paris – Mai 2021 

anamosa.fr/livre/pour-lintersectionnalite/


 

De Sarah Mazouz :

RACE

 



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