Pour quoi faire ?

2 juin 2021

CARNETS D’ESTIVES - Des Alpes au Chiapas

« J’aime à penser que les bergers d’aujourd’hui sont eux aussi en quelque sorte des déserteurs, des individus avides de liberté qui tournent le dos, chaque année, pendant quelques mois, à cette guerre qui ne dit pas son nom, à cette mobilisation générale singulière qu’exige l’économie moderne. Il y a bien chez nombre d’entre eux une volonté implicite ou explicite de résister pendant quelques mois à la tyrannie de la croissance, de la consommation, de la vitesse, et de faire l’expérience d’un mode de vie lent, simple, silencieux, entièrement dicté par les rythmes du corps, des bêtes et du temps qu’il fait, bercé par la beauté douce et sauvage de la montagne. » Auteur de APRÈS LE CAPITALISME - Essai d’écologie politique et de FAUT-IL EN FINIR AVEC LA CIVILISATION ? - Primitivisme et effondrement, Pierre Madelin a exercé comme aide berger, à partir de 19 ans et pendant cinq étés, dans les Alpes. Il mêle ses souvenirs et ses réflexions sur une nature peu modelée par l’homme, sur « l’exubérance du monde », à d’autres expériences de montagne, au Chiapas et dans quelques parcs nationaux des États-Unis.

Il raconte par le menu ses quelques mois passés dans les alpages, sa fascination pour l’immensité, mais aussi ses déceptions, le quotidien d’une activité affranchie de tout superflu, la « fonction spirituelle » de la marche à pied, qui permet de révéler la « profondeur du soi », à travers la fatigue et dans l’étendue des sentiers. « Et puis il y a la vie en cabane, la réappropriation du quotidien qu'elle permet. Nous avons tellement l'habitude d'appuyer sur un bouton dès lors que nous avons besoin d'électricité ou de tourner le robinet lorsque nous voulons de l’eau, que nous oublions la plupart du temps que ces biens ne tombent pas du ciel, que la facilité avec laquelle nous y accédons signe au contraire notre asservissement à des structures politiques et industrielles complexes et fragiles. Que ces structures s'effondrent, et c’est notre vie dans ses besoins les plus élémentaires qui se trouvent menacée. Ici, à la montagne, le temps d'une saison, nous sommes au contraire directement branchés sur les éléments qui nous permettent de satisfaire nos besoins, ou tout au moins une partie d'entre eux. Pendant quelques mois, nous ne donnons pas d'argent aux oligarchies des pays producteurs de pétrole, nous n’enrichissons ni l'industrie nucléaire française, ni les centrales hydroélectriques éoliennes et solaires. »

Alors qu’il vit à San Cristobal de las Casas, « devenue ces dernières années un refuge pour inadaptés et anachroniques du monde entier », il parcourt le canyon de la Venta, « l’un des plus beaux lieux de la terre », et les montagnes chiapanèques, qui intéressent en lui le géographe et le sociologue, mais ne satisfont ni le voyageur ni l’aventurier, du fait de l’omniprésence de la forêt, des hommes et de leurs conflits.

Aux États-Unis, il réalise « une sorte de pèlerinage géopoétique » à vélo, « anachronisme coupable » dans un pays qui compte plus de pick-ups que de piétons, et comprend que les paysages et les sites sont devenus « une succession d’images consommables ». Refoulé du seul camping du parc national des Arches, où Edward Abbey a été ranger, il recevra une amende pour, fatigué, s’être résigné à planter sa tente au bord d’une piste, et surtout pour avoir laissé traîner sur le sol des épluchures d’ail et de tomate. De retour en France sans l’acquitter, il recevra une lettre des services migratoires l’informant d’une interdiction de territoire pendant dix ans. « Je quittai le territoire américain avec l'intime conviction que les États-Unis était le laboratoire de tous les désastres présents et à venir, effrayé à l’idée que ce qui était ici aujourd'hui serait demain partout. Comment aimer cette société où notre humanité elle-même semblait coupable, où la bipédie, cet élément pourtant décisif de notre apparition et de notre évolution en tant qu'espèce, était d'ores et déjà si suspecte que dans certaines villes du Sud, la police arrête les piétons dans la rue de crainte qu'il ne s'agisse de migrants, de vagabonds ou de criminels. »

Témoin, dans les alpes, de prémices d’aménagement de la montagne, de la domestication de l’espace, de la « disneylandisation des paysages », il prévient contre leurs conséquences désastreuses et invite au « combat pour que le monde ne se transforme pas intégralement en musée et ceux qui y vivent en spectateurs et en consommateurs » : « Nous assistons à une muséification du monde, à sa transformation en spectacle quand il devrait être présence et nourriture. » Il ne s’agit pas pour autant de « défendre une vision urbaine et intégriste de la montagne », ni de « fantasmer une nature vierge, là où les hommes et leurs troupeaux ont accompagné l’évolution des paysages depuis des millénaires, et encore moins de proscrire l’accès à la montagne, ni même de le réserver à certains initiés ». S’il se déclare un « ardent partisan de la nature sauvage et des animaux qui la peuplent », il ne perd pas de vue l’exigence d’une « écologie sociale et politique conséquente ». « Rien n'est évidemment plus moderne que le besoin d'échapper aux conditions de la vie moderne. Les paysans montagnards du 19e siècle ne partaient pas marcher plusieurs jours en montagne pour le plaisir. Ils n'en n'avaient probablement pas le temps, et lorsque qu'on entretient un rapport de subsistance avec la terre, on n'a pas l'idée d'en faire en espace de loisirs ou de recherche spirituelle. […] Il serait donc naïf de croire, comme certains écologistes, que lorsque nous sommes dans la nature et que nous éprouvons avec force le lien qui nous unit, nous renouons avec une sagesse ancestrale, ou que le besoin de nature sauvage fait partie d’un fonds universel et atemporel de l’esprit humain. »

De beaux récits de randonnée, prétextes à réflexions sur nos manières d’être au monde.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

 

CARNETS D’ESTIVES
Des Alpes au Chiapas
Pierre Madelin
144 pages – 9 euros
Éditions Wildproject – Collection « Littératures » – Marseille – Juin 2021
wildproject.org/livres/carnets-d-estives
Première édition mars 2016.


Du même auteur :

APRÈS LE CAPITALISME - Essai d’écologie politique

FAUT-IL EN FINIR AVEC LA CIVILISATION ? - Primitivisme et effondrement



Voir aussi :

EDWARD ABBEY : LE DÉFENSEUR ACHARNÉ DE LA NATURE QUI ÉLEVA LE SABOTAGE AU RANG DES BEAUX-ARTS

 

 

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