Dès sa sortie de l’institution, il travaille pendant dix-huit mois chez Boroff, « un fermier cinglé », « un menteur, un tricheur et un quasi meurtrier », qui l’oblige à faire les foins sans chaussures. Son grand-père, Hughie Tully, imposante figure familiale, jamais avare d’anecdotes, lui append « l’art de raconter des histoires dans les bars » et le marque profondément, notamment par ses conseils : « Alors, crois-moi, mon gars, crois-moi jusqu’à ta mort : travaille jamais d’tes mains, même si tu crèves d’faim. Crever d’faim ou travailler d’ses mains, y a pas d’différence. » Aussi décide-t-il de « tailler la route » et, rapidement, assimile le jargon, les us et coutumes des vagabonds. Il apprend le pire « trop précocement » et devient « savant dans un tas de domaines qui n’en valaient pas la peine ». Pendant sept ans, il mène « une vie d’errance, toujours en partance ou à destination de Chicago, le moyeu de la roue du hobo. »
Il parcourt « plus d’trois mille bornes sur les essieux d’un train » pour rencontrer Chlorine, après que Coffee Sam, « un artiste de l’arnaque à la monnaie » dont seul la moitié des revenus provenait de la vente du café et des sandwichs, lui ait dit qu’elle était la plus belle femme qu’il ait jamais vue. Elle était « la reine des dynamiteuses » au saloon de Paddy Croan, c'est à dire qu'elle percevait cinquante pour cent de l'argent qu'elle arrivait à faire débourser aux consommateurs.
Il côtoie aussi le Grand Slavinsky, l'empereur de la magie, et apprend de Joe Gans les fondamentaux de l’art pugilistique. Jim Tully déroule ainsi une impressionnante galerie des personnages, attachants ou déroutants : une poignée de prostitués, un bourreau, de nombreux compagnons de route, Moses et Scotty, deux yeggs vieillissant, Josiah Flynt qui le convainc d’arrêter de vagabonder.
« Déterminé à quitter la route, je fis plusieurs tentatives – souvent en vain. Pendant des semaines, je vécus dans une sorte de transe. Le démon du voyage est une fièvre qui brûle jusqu’au plus profond de l’âme. » Après sept ans de voyage, il décide de devenir chaînier pendant quelques mois, pour se fixer, spécialisé dans les maillons biseautés, expérience qu’il raconte longuement, puis, lucide sur sa haine du labeur physique, qu’il partage avec son grand-père, il essaie de s’en sortir par la boxe, commençant même à se faire un nom sur les rings, tout en fréquentant une bibliothèque, où la responsable, Elva, l’encourage à écrire : « Je pense que vous y arriverez, dit-elle calmement. Vos émotions sont en constante ébullition. Vous devez les contrôler. Vous aurez besoin de perspective, de détachement. »
« En me repenchant sur mes vingt premières années, je n'étais fier que d'une chose : l’inflexible détermination avec laquelle j'avais laissé le trimard derrière moi. Je n'avais aucune des illusions habituelles de la jeunesse. Je savais que je ne serais jamais président des États-Unis. Des deux côtés de ma famille, je descendais d'ivrognes barbares pétris de superstition et aussi illettrés que des oies. Les vastes royaumes de la connaissance et de la beauté m’étaient fermés. »
Alors que le nom de Jack London s’impose partout, il considère pouvoir mieux parler de la route que lui, y ayant passé plus de temps, aussi décide-t-il de tenter sa chance : « J’écrirai ou j’crèverai de faim ! ». Dix ans plus tard, son premier livre était publié. On ne peut que le féliciter de cette résolution. Son récit autobiographie tient autant de la littérature que du matériel sociologique : des tranches de vie à l’état brut.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
DU SANG SUR LA LUNE
Jim Tully
Préface et traduction de l’anglais (États-Unis) par Thierry Beauchamp
432 pages – 22 euros
Éditions du Sonneur – Paris – Septembre 2021
www.editionsdusonneur.com/livre/du-sang-sur-la-lune/
Titre original : Blood of the Moon
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