Pour quoi faire ?

12 octobre 2021

LE VISAGE DE PIERRE

Mai 1960. « L’Amérique était derrière lui, son passé aussi ; il était en sécurité. La violence ne serait pas nécessaire, le meurtre non plus. Paris. La paix. » Pourtant, Simeon Brown, jeune Noir américain en exil, découvre rapidement qu’ici aussi certains subissent humiliations et brimades quotidiennes : « Les Algériens sont les nègres de la France. »
Son arrivée, ses rencontres, ses journées, ses soirées sont racontées par le menu, ses émotions, ses réflexions analysées avec minutie. Peu à peu, quelques chapitres rétrospectifs nous éclairent son passé : son enfance à Philadelphie, la violence, « une violence inexplicable, une violence gratuite » devant laquelle il recule, le « sacrifice » de son oeil « pour devenir un dur ». Le bandeau noir qui lui donne des airs romantiques et surtout dissimule enfin l’extrême sensibilité qui sans cesse le paralysait.

Journaliste et peintre amateur, il s’obstine à reproduire sur une toile un visage qui le hante, celui de ses agresseurs, déchiré par la haine. « C'était la tête massive d'un homme, ébauchée si rudement qu'on l'aurait dite taillée dans la pierre ; les mâchoires étaient serrées, la bouche se réduisait à une ligne dure, la peau était d'une pâleur mortelle, les yeux fixes, fanatiques, d'une froideur sadique. C'était un visage inhumain, la face d’un non-homme, le masque de la discorde et de la destruction. » Un visage de pierre. Celui de Chris, le tortionnaire qui l’a aveuglé. Celui de Mike, le flic de Philadelphie qui l’a dérouillé, pour le remettre à sa place. Celui d’un marin ivre qui l’a frappé et qu’il a failli buter. Celui de ces manifestants dans une ville du Sud des États-Unis, en photo dans les journaux, qui hurlent leur haine à une poignée d’enfants noirs qui rejoignent une école anciennement réservée aux blancs.

Il découvre les conditions d’existence des Algériens à Paris : les arrestations arbitraires, les « camps de concentration », les logements insalubres dans lesquels ils dorment à tour de rôle, la torture. Par la même occasion, il découvre la culpabilité de ne pas appartenir au groupe stigmatisé. « Bico, melon, raton, nor’af. Ça veut dire « négro » en français. »
Les dernières pages racontent la soirée du 17 octobre 1961, la violente répression des algériens qui manifestaient pacifiquement contre le couvre-feu. « Ce soir-là, les policiers voulaient du sang. » « Simeon vit des vieillards matraqués après qu'ils furent tombées à terre, parfois par cinq ou six policiers en même temps ; il vit des corps sans vie qu’on continuait de frapper, encore et encore. Lors de scènes d'un sadisme inouï, Simeon vit des femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée. Le long de la Seine, les policiers soulevèrent des Algériens inconscients et les lancèrent dans le fleuve. »
Ces mots ont été écrits en 1963, mais jamais été traduit en français jusqu’à ce jour, au contraire des autres romans de William Gardner Smith.

C’est la question de l’identité que celui-ci sans cesse interroge, dissèque, celle du dominé, celle du dominant. Le racisme, ses ruses et sa violence, symbolique, institutionnelle ou physique sont son vrai sujet. « Le monde se réduisait à une pyramide ou les peuples les plus plus riches et les plus puissants se trouvaient au sommet – les Européens du Nord, les anglais et, plus récemment, les Américains. Ils imposaient leur échelle dégressive au reste du monde. » À chaque incident, chacun est sommé de choisir son camp : « Fils, partout où le racisme existe, partout où l’oppression prospère, celui qui vit content dans son ombre est maudit à jamais ! »

Si ce roman pourra sembler trop démonstratif à certains, William Gardner Smith a le mérite d’y analyser dans les moindres détails les ressorts de la domination, d’exposer le point de vue d’un dominé qui, pour se protéger, rejoint le groupe des dominés et en prend conscience. Et bien sûr, 60 ans après, surgit ce témoignage sur la répression du 17 octobre 1961. Une bien longue attente qui ne manquera pas d’intriguer.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LE VISAGE DE PIERRE
William Gardner Smith
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent
281 pages – 21 euros
Christian Bourgois éditeur – Paris – Octobre 2021
https://bourgoisediteur.fr/catalogue/le-visage-de-pierre
Titre original : The Stone Face, 1963



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire