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15 octobre 2021

ANTHROPOLOGIE ET ANARCHIE DANS LES SOCIÉTÉS POLYCÉPHALES

Thom Holterman, docteur en droit, analyse les sociétés égalitaires d’hier et d’aujourd’hui à partir des travaux de différents anthropologues, principalement l’Allemand Hermann Amborn, mais aussi Marcel Mauss, Marshall Sahlins, Pierre Clastres, David Graeber. Non seulement leurs rapports sociaux basés sur l’égalité et la participation de tous et toutes aux affaires de la cité, sont souvent semblables aux principes de l’anarchisme, mais ces sociétés sont surtout des exemples vivants (ou disparus mais ayant existés) de la mise en pratique (même si elles n’y font pas explicitement référence) de ceux-ci.


Amborn a étudié des sociétés dans le sud de l’Éthiopie et la Corne de l’Afrique, rassemblant plusieurs millions de personnes, vivant sans pouvoir central. L’État n’est qu’une des formes possibles de sociétés construites par les peuples au cours de l’histoire. « La domination institutionnalisée n'a en effet rien d'une caractéristique inévitable. Elle n'est pas sui generis, non, elle a été organisée. » Il cherche à comprendre comment, dans ces sociétés qui possèdent des règles de droit mais pas d'instance chargée de les faire appliquer, sont trouvées les solutions consensuelles et acceptées les décisions prises, sans recourir à la force


« L'être humain est un être social. Sans pour autant que cela contredise son individualité, parce que ce n'est que par l'entremise de la sociabilité que l'être humain peut construire sa personnalité. »
L’histoire de l’État moderne repose sur les théories de Jean Bodin (1530-1596) qui voulait qu’une autorité forte puisse imposer la paix alors que faisaient rage les guerres de religions, et de Thomas Hobbes (1588-1679) qui écrivit son Leviathan tandis que la guerre civile déchirait l’Écosse et l’Irlande. L’illusion de l’État a donc été fortement déterminée par ces circonstances, comme un rempart de la « guerre de tous contre tous », avant d’acquérir un caractère universel. « L'État était vu comme un moyen de bloquer la violence dans la société. Il fallait donc qu'il en accapare le monopole, afin de pouvoir créer une société harmonieuse, au moins en apparence. »
Thom Holterman conteste la théorie évolutionniste qui prétend que l’État s’établit peu à peu, depuis l’âge de pierre jusqu’à l’État moderne, et selon laquelle les communautés construites de façon non hiérarchique seraient des « États défaillants », des formes pré-étatiques ou des embryons d’État. Si, après le sociologue Émile Durkheim, nombre d’anthropologues ont utilisés le concept de « sociétés fragmentaires » pour désigner ces sociétés égalitaires (au moins entre hommes adultes), Christian Sigrist lui préfère le terme de « société acéphale ». Alors que toutes ces expressions font références à l’absence, Amborn parle de « sociétés polycéphales », « parce qu’en elles les obligations mutuelles, le pouvoir, l’autorité, sont distribués entre “plusieurs têtes“ ».
On évoque rarement la théorie apparue en même temps et en réaction à celles de Bobin et de Hobbes, celle des « monarchomaques », selon le terme forgé par le juriste anglais William Barclay (1546-1608) pour désigner ceux qui craignaient la possibilité de la monarchie absolue, contre laquelle ils se sont alors dressés, légitimant le tyrannicide si le roi violait les libertés et les droits. En 1581,  un certain nombre de province néerlandaises déclarèrent leur indépendance et destituèrent leur souverain, Philippe II, roi d’Espagne.

Les groupes boranas vivant dans une région de plus de 1 000 kilomètres carrés, s’étendant du sud de l’Éthiopie au nord du Kenya, présentent plusieurs caractéristiques communes dans lesquelles on peut « reconnaître l’anarchie » : ils privilégient la coopération, la réciprocité entre hommes jouissant de droits identiques et leurs ressources économiques fondamentales sont détenus par la collectivité où soumises au contrôle de celle-ci. Ces sociétés sont soutenues par des règles sociales, dans des relations en face à face ou, dans des groupes plus grands dans lesquels l'individu peut plus facilement échapper à la critique, les préceptes moraux deviennent des règle de conduite codifiées. Amborn a recherché les possibilités de « concentration d’influence » et les manières de les bloquer. La richesses excessive est jugée inappropriée, « parce que la richesse déséquilibre les relations harmonieuses entre égaux ». « La construction en rhizome donne également la possibilité d'éviter le pouvoir d'État, voire de s’en retirer. »

En Occident, le droit en vigueur est le droit étatique, lequel repose sur le monopole de la violence. Si la reconnaissance des droits de l’Homme devrait protéger les individus contre l'arbitraire de l’État, en pratique « l’État de droit plie le genou devant la raison d’État ». Au contraire, non seulement les sociétés polycéphales ne disposent pas de monopole de pouvoir qui puisse donner un caractère coercitif au droit, mais, comme le montre les travaux de Pierre Clastres, elles limitent le pouvoir, lequel reste dans la société, en le fondant sur le consensus. Dès qu'un chef commence à donner des ordres, il est ignoré par les membres de sa tribu qui lui tourne aussitôt le dos, prévenant ainsi l'émergence d'un pouvoir coercitif. En aucun cas, elles n'ont servi de précurseurs à l’État. « Il y a plus d’un siècle, le médecin, sociologue et économiste allemand Franz Oppenheimer (1864-1943) avait déjà rendu clair dans Der Staat que l’État est né de la violence et du vol qualifié. Tout au long de l’histoire, l’État s’enracine dans la violence brutale, la conquête et l’esclavage des vaincu·es. »

« La pensée occidentale en matière de droit est infectée par la pensée chrétienne » et a été exportée, disqualifiant en non-droit les droits autochtones et ses valeurs égalitaires. Dans les sociétés polycéphales, le droit fait partie de la pratique sociale. Il recherche la résolution des conflits et la réconciliation par des compensations plutôt que des vengeances ou des punitions.
« Un consensus est une solution élaborée à partir d'opinions différentes, mais soutenue par un accord général. » Il va au-delà d'un simple compromis par l'intégration du point de vue des autres dans sa propre pensée et la recherche du discernement, dans un cas concret, entre l'action juste et l’action erronée. Il n'est insurmontable pour personne. Les proverbes constituent un « réservoir » de réflexion qui suggèrent une approche éthique au cours des discussions qui peuvent durer très longtemps pour parvenir à des décisions qui ne soient pas imposées à un groupe qui se sentirait alors vaincu. Thom Holterman explique évidemment plus en détail ces fonctionnements et réfute avec beaucoup de bon sens les arguments opposés habituellement aux principes de ces sociétés : si la méthode de résolution des conflits dans les sociétés polycéphales peut sembler prendre du temps, la justice occidentale ne fonctionne pas « plus vite ».

Ces modèles polycéphales de sociétés ne pourraient s’appliquer aux sociétés occidentales sans un changement de paradigme, notamment « l’hétéronomie », c’est-à-dire « une gestion et une gouvernement externes et imposés », si profondément ancrée dans notre imaginaire. Chez les peuples sans État, domine au contraire l’autonomie, « une gestion et une administration effectuées directement par ceux qu'elle concerne, entre égaux ». En internalisant l'idée d’un être humain mauvais par nature et indépendant à partir de la « propriété absolue de soi-même », la pensée occidentale réduit l'ensemble de la communauté humaine à une situation de marché dans laquelle les gens, simples « particules contractantes », n’entrent en relation que sur la stricte base du calcul froid des intérêts, ce qui disqualifie des notions telles que le don, l'entraide et la « common decency » d’Orwell, perçues comme naïves.

L’auteur recherche ensuite un droit qui serait compatible avec l’anarchisme, puis revient sur l’origine de l’État. Selon Oppenheimer, il s’agit d’une organisation sociale mise en place par les vainqueurs chez les vaincus pour en réguler la domination, dans un but d’exploitation économique. « Aucun État primitif dans l’histoire du monde n'est apparu différemment. » De son côté, James C. Scott explique comment l’émergence de l’État repose sur diverses formes de servitude déployées pour capturer et fixer les populations : il fallu contraindre la paysannerie à produire un excédent appropriable pour nourrir les non-producteurs. Cependant, pendant très longtemps, la majeure partie de la population mondiale continua « à vivre hors d’atteinte des entités étatiques et de leur appareil fiscal », dans des « zones sans souveraineté ». Kropotkine décrit les « formes de défense réciproque » qui ont accompagné le développement des villes au XIIe siècle et la souveraineté des communautés villageoises. Puis, au XVIe siècle, les « barbares modernes ont détruit toute la civilisation des villes médiévales ». La triple alliance du chef de l’armée, du juge de droit romain et du prêtre, a formé une « coopérative de la domination », écrasant le reste de la population.

La société de marché, dans laquelle les personnes sont censées faire des choix rationnels, est fondée sur l'idée de rareté. L’économie des peuples sans État est dite de subsistance : selon Pierre Clastres trois ou quatre heures de travail par jour suffisent à assurer les besoins du groupe. Ils refusent les excédents, sources d’inégalités. « Dans les sociétés qui forcent leurs membres à travailler afin de produire des excédents, la relation se fonde sur la domination. » Là où s'établit une division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, commence l’État.

L'auteur conclut que « les peuples sans État disposent donc d'une organisation politique résistante et d'une économie substantiviste. Ils ont existé. Ils existent toujours. » En cela, ils peuvent être des sources d’inspiration.


Sérieux travail synthétique sur les recherches anthropologiques pouvant servir à l'émergence d'une « contre-force » révolutionnaire, à nourrir la théorie anarchiste.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



ANTHROPOLOGIE ET ANARCHIE DANS LES SOCIÉTÉS POLYCÉPHALES
Thom Holterman
146 pages – 9 euros
Édition Atelier de création libertaire – Lyon – Octobre 2021
www.atelierdecreationlibertaire.com/Anthropologie-et-anarchie.html
Blog de l’auteur : https://libertaireorde.wordpress.com/


Voir aussi :

LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT de Pierre Clastres

HOMO DOMESTICUS - Une Histoire profonde des premiers États de James C. Scott

ZOMIA ou l’art de ne pas être gouverné de James C. Scott

ESSAI SUR LE DON - Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques de Marcel Mauss





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