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25 novembre 2021

« ENNEMIS MORTELS » Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

Des représentations de l’islam et des musulmans ont été élaborées, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre d’Algérie, par les élites académiques, scientifiques, littéraires et politiques : religion « nuisible » selon Ernest Renan, sexualité prétendument débridée et « contre nature » de ses adeptes selon Maupassant, jugés rétifs au progrès, danger protéiforme et existentiel qui menace les bonne moeurs et la sécurité sanitaire, l’avenir de la nation et de la civilisation occidentale. Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques et philosophie politique à l’université Paris-Sarclay-Évry-Val d’Essonne, analyse « l’invention d’un Orient islamisé réputé par nature obscurantiste, hostile au progrès et ennemi d’un Occident pensé comme l’unique moteur de l’histoire universelle », qui affecte notre présent et alimente beaucoup d’obsessions islamophobes contemporaines.

Pourtant, au début du XXe siècle, des voix se font encore entendre pour conseiller à « la mise en œuvre d'orientations moins systématiquement punitives et plus justes à l'endroit des autochtones », afin de garantir de façon durable l'ordre colonial, comme le géographe Ernest Fallot ou l’ancien administrateur des colonies et professeur à l'École nationale des langues orientales, Maurice Delafosse, lequel considère que l'influence de l’islam est loin d'être homogène et majoritaire, et en aucun cas une menace. Le juriste Alain Quellien recommande de ne pas harceler les sectateurs de Mahomet en temps normal, même s’ils doivent être réprimés « énergiquement » lorsqu’ils se soulèvent. Il déconseille toute ingérence de l’État colonial dans le domaine des cultes.
L’auteur présente les thèses d’Ernest Renan, exposées dans Mahomet et les origines de l’islamisme, article publié par La Revue des deux mondes en 1851, son discours inaugural au Collège de France et sa conférence de 1883 « l’islamisme et la science »,  puis il examine leur diffusion dans diverses disciplines et leur permanence jusqu’au début des années 1960. En 1870, Renan est « l'homme de la liberté », perçu comme victime du clergé et de Louis Napoléon Bonaparte, lequel l’a suspendu du Collège de France à cause de ses écrits jugés contraires aux fondements du christianisme. Convaincu de l'inégalité des races, il considère l'arriération des Arabes en adéquation avec la « grande simplicité » de leur religion. Il justifie la période faste de l’islam, du VIIe au XIVe siècle, pendant laquelle « le monde musulman a été supérieur pour la culture intellectuelle, au monde chrétien », par des emprunts à la Grèce, aux Parsis, aux Chrétiens, aux Juifs, aux Ismaéliens, puisque les mahométans seraient incapables de créer de façon autonome, leur langue étant un « instrument fort incommode pour la métaphysique ». Il leur reproche leur « fol orgueil », leur fanatisme entretenu par la conviction d'être supérieurs aux autres en raison de rapports privilégiés à la vérité dont le Coran est l’expression achevée, et considère l'assimilation des musulmans par les occidentaux inconcevable, eu égard à l'ampleur et à la nature des différences qui les séparent. Il recommande la « destruction de l’islamisme », par la « misère » ou la « terreur ». Jules ferry a trouvé dans ces textes les éléments essentiels pour légitimer l'entreprise impériale française. Non seulement Olivier Le Cour Grandmaison rapporte quelques arguments du débats provoqués alors, mais il en suit la « diffusion horizontale », « la pérennité de ce renanisme dans certaines disciplines et milieux particulièrement attachés aux conceptions qui soutiennent le discours impérial-républicain et la légitimité de la “Plus Grande France“ », ainsi que la « diffusion verticale » qui s'est opérée rapidement, notamment par l'intermédiaire des dictionnaires et de certains romans coloniaux. « L'islamophobie académique et savante (…) soutient désormais une islamophobie officielle et d'État destinée à devenir une islamophobie populaire grâce aux institutions placées sous l’autorité du ministère de l’Instruction, aux bibliothèque et aux instituteurs. » Un « roman édifiant et apologétique », « adjuvant précieux à la promotion de l’empire », fut ainsi constitué sur les ressorts du racisme, de la stigmatisation de la religion musulmane et de ses adeptes, de l'exaltation de la civilisation française, puisés aux sources de l'islamophobie savantes élaborées par Renan et ses nombreux successeurs. Le parlementaire Alexis de Tocqueville, par exemple, put expliquer que l'hostilité des mahométans est à chercher dans l'essence même de l’islamisme et les « tendances violentes » du Coran. Contre l'émir Abd el-Kader, il recommande de mener une guerre particulière, avec destruction des moissons afin de dissuader les tribus qui le soutiennent, et de faire des indigènes des « sujets français soumis à des dispositions politiques et juridiques spécifiques ». L’auteur montre comment ces analyses se diffusent et se renforcent. « À la complexité des situations surgies après la Grande Guerre se substitue une interprétation monocausale caractérisée par le primat de la religion, laquelle permet de rendre compte de l’histoire des musulmans et de la période contemporaine. Une fois bien établie sur le plan académique et éditorial, une telle démarche tend à devenir infalsifiable pour ceux qui estiment qu'elle est scientifiquement fondée puisqu'elle est réputée expliquer le cours des choses et conforter la thèse qu’ils défendent : depuis ses origines, l'islam et ses sécateurs sont violents et ils n'ont jamais cessé d’être des ennemis du christianisme, de l'Europe et de l’Occident. » « L'Islam et ses adeptes sont pensés comme un bloc homogène qui traverse les siècles identiques à lui-même. » Au moment de la Guerre d’Algérie, Raymond Charles, spécialiste du droit musulman, comme beaucoup, dépolitise celle-ci en faisant de la religion le facteur déterminant du conflit. Ainsi, ces thèses, qui n'ont pas même été invalidées par « les ruptures épistémologiques favorisées dans les années 1950 par les travaux de Claude Lévi-Strauss en ethnologie », présentent de nombreuses analogies thématiques avec l'islamophobie contemporaine.

Avec la même érudition, dont nous ne laissons ici paraître qu’un vague aperçu, Olivier Le Cour Grandmaison explore l’histoire de la colonisation. Il relève les mises en garde du général Paul Azan, au début du XXe siècle, qui insistait sur la nécessité d’apporter aux agents de l’administration coloniale une connaissance précise et complète sur la religion, les moeurs et la culture des sectateurs de Mahomet, pour vaincre les préjugés racistes et islamophobes qui conduisent à l’incompétence. Octave Houdas, professeur à l’École des langues orientales, comme, plus tard, l’officier Jules Sicard, recommande de ne pas répéter au Maroc les erreurs commises en Algérie, en veillant à respecter les croyances et les coutumes des musulmans. En 1955 encore, le professeur d'économie politique à la faculté de droit d’Alger, Georges Henri-Bousquet, explique que « les causes des conflits passés et présents ne sont pas structurelles, c'est-à-dire liées à la domination économique, sociale et politique imposée par la France aux peuples colonisés, mais conjoncturelles car favorisées par la méconnaissance des responsables, qui commettent de nombreuses erreurs ». Pourtant, sur le terrain, comme le montre l’auteur, les situations son toujours analysées « à l’aune exclusive du mahométisme ».
La Première Guerre mondiale a été l’occasion pour les « indigènes » de nouer des contacts, de prendre conscience de leur condition d’assujettis, de ne plus accepter celle-ci mais d’exister comme sujets politiques et de contester les dispositions d'exception auxquelles ils sont soumis. Il ne s'agit plus de réclamer des réformes compatibles avec la « présence française » mais d'en contester le principe même.
Au Maroc, le maréchal Lyautey s’appuie sur le sultan et les structures traditionnelles de la société afin de réduire la visibilité de la domination française, de faire oublier les violences de la conquête et les humiliations de la défaite, de prévenir le ressentiment : « dominer moins pour dominer mieux ». Frantz Fanon s'est d'ailleurs intéressé à cette « politique des égards », utilisée pendant le conflit algérien pour tenter de combler le fossé creusé par la colonisation et les crimes de l'armée française. Il a constaté que certains retrouvant une dignité inconnue jusque-là, oubliaient leurs conditions d'assujettis racisés et méprisés, divisant les Algériens et altérant leur engagement aux côtés du FLN.
Après la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle de nombreux Nord-Africains ont combattu, maintenir les dispositions d’exception, c'était prendre le risque que se développe des rancœurs et des mouvements dangereux.
Olivier Le Cour Grandmaison revient également sur « les origines de l’“islamo-gauchisme“ » depuis le processus d’altérisation-stigmatisation qui, après la Révolution de 1917, rejeta les communistes de Moscou hors de l’Occident, en raison de la part « orientaliste » de l’URSS.

Il recense et analyse ensuite les caractéristiques qui sont attribuées aux musulmans : « paresseux et méprisant le travail », fatalistes et adeptes d’un immobilisme responsables de leur arriération. Outre les ouvrages scientifiques, dont certains sont recommandés aux maîtres des écoles, il cite les contribution d’écrivains-voyageurs comme Maupassant, Segalen et Flaubert, qui reconduisent des stéréotypes classiques en les faisant passer pour des observations, légitimant la hiérarchie des races et les représentations islamophobes. Il montre également l’ « anoblissement des lieux communs par la littérature » coloniale, en s’appuyant sur certains romans. Des études médicales dénoncent la diffusion de la syphilis et de la tuberculose, « en raison du “relâchement des mœurs“, de l’“insouciance“ des autochtones et de leur soumission au Coran dont les “préceptes d’hygiène“ sont jugés “plutôt contraires aux règles“ de la médecine européenne ». Est aussi dénoncée l’exaltation, par la religion musulmane, des plaisirs de la chair, de la polygamie. « La conjonction de ces thèses racistes et islamophobes, constitutives d’un “régime de vérité“ élaborées au sein d'institutions diverses et souvent prestigieuses, a contribué à forger de “l’indigène“ mahométan une image particulièrement négative. Après avoir été saisi par le droit colonial, la médecine, l'hygiène privée et publique, et la psychologie technique, qui jouissent d'une influence importante auprès des pouvoirs publics, l'Arabe musulman est désormais un tout-autre, inférieur et inquiétant. Sont à l'œuvre plusieurs processus distincts mais complémentaires. Ils aident à comprendre comment “l’autochtone“ d'Afrique du Nord est devenu cet individu étrange et menaçant susceptible, en raison de ses caractéristiques ethnico-raciales, religieuses et culturelles, de provoquer mépris, colère et indignation. Un processus d'altérisation-racisation fait de lui un étranger absolu dont les différences sont, à cause de cela, jugées irréversibles par la majorité des contemporains puisqu'elles résistent à toute entreprise d'assimilation. Imputées à l'islam, qui façonne le caractère obtus, orgueilleux et haineux de “l’Arabe“, et à ses coutumes ancestrales, ces résistances sont, pour beaucoup, synonymes de risques immédiats ou à venir. »
La rareté des femmes, due à la polygamie de certains, contraindrait les hommes pauvres à l’homosexualité. Puis, le développement de l’immigration nord-africaine, dans les années 1920, auraient importé les moeurs imputés aux mahométans en métropole. « Triomphe de l’immigration choisie qui voit les travailleurs “exotiques“ relégués au plus bas de la hiérarchie cependant que la main-d'œuvre européenne est jugée plus fiable et plus facilement assimilable en raison de ses origines blanches et chrétiennes. L'ensemble est indissociable d’un racisme et d'une islamophobie depuis longtemps scientifiques et élitaires qui sont devenus racisme et islamophobie d'État destinés à conjurer les périls que font peser les arabes musulmans sur la moralité et la sécurité sanitaire des Français. » Les représentations forgées par les orientalistes, à la fin du XIXe siècle, de la lascivité des musulmanes, « bête à plaisir » selon Maupassant, se retrouvent dans le mythe contemporain de la « beurette », aux charmes « exotiques » et aux activités sexuelles réputées « chaudes ». « Miracle de l'essentialisation qui permet de faire passer des continuités tout à fait improbables pour des vérités psychologiques et comportementales. »

Olivier Le Cour Grandmaison étudie enfin l'évolution du droit colonial, souvent contraire à un principe majeur du droit pénale moderne, celui de l’individualité de la peine. Ainsi, pour rétablir l'autorité de la France après l'insurrection de 1871 en Kabylie, les populations soulevées furent soumises à une amende et leurs terres misent sous séquestre. À différentes périodes, la répression est favorisée par l’exorbitance des pouvoirs conférés aux gouverneurs généraux et à un certain nombre de mesures discriminatoires appliquées pour susciter l’effroi. « Le “monstre juridique“de l’indigénat a donc continué de sévir et de servir l'ordre colonial inégalitaire, raciste et l'islamophobe, y compris à l’époque du Front populaire qui n'a ni supprimé ni réformé le premier. Seule la libération a eu raison de ce code et des dispositions d'exception en vigueur dans les territoires de l'empire. Quant aux discriminations frappant les “indigènes“ puis les “Français musulmans d’Algérie“, elles ont continué de prospérer sous la IVe et sous la Ve République. De même pour les héritiers de l'immigration coloniale et postcoloniale. »

« Le projet même de République impériale, sa réalisation obstinée et souvent meurtrière entre 1881 et 1912, son extension après la première Guerre Mondiale au Togo, au Cameroun, au Liban et en Syrie, la mise en place d'un État colonial comme État d’exception permanent, l'assujettissement des “indigènes“ établi par leur statut de “sujets français“ et de nombreuses dispositions exorbitantes du droit commun, la défense implacable des possessions ultramarines n'auraient pas été sans l'adhésion de la majorité des dirigeants politiques et des élites républicaines aux doctrines relatives à l'inégalité des races. Pas de République impériale sans République raciale, et sans racisme d’État, tous trois entés sur un racisme scientifique, élitaire et républicain grâce auquel la première et la seconde ont été conçues puis mises en œuvre avec le soutien des radicaux-socialistes et des socialistes. »
Olivier Le Cour Grandmaison démontre comment l'islamophobie savante a été indispensable à l’avènement de la République impériale comme à sa défense. Elle n’a pu prospérer qu’en raison de la conception hiérarchisée du genre humain que partageaient nombre de ses concepteurs : pour jouir de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, il faut être blanc et chrétien. Cette étude rétrospective extrêmement documenté est tout simplement édifiante.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


« ENNEMIS MORTELS »
Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale
Olivier Le Cour Grandmaison
306 pages – 23 euros
Éditions La Découverte – Paris – Octobre 2019
www.editionsladecouverte.fr/_ennemis_mortels_-9782707190673



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