24 juin 2025

LA CIVILISATION JUDÉO-CHRÉTIENNE

L’historienne Sophie Bessis, ancienne rédactrice en chef de Jeune Afrique, démontre comment le concept de « civilisation judéo-chrétienne », utilisé depuis 40 ans dans les discours politiques et médiatiques, occulte 2000 ans de persécutions antisémites, nie l’apport de l’Orient à l’Europe et exclue l’islam de ses références culturelles, de la même façon que les nationalistes arabes évacuent la dimension juive de leur histoire, rendant impossibles les convergences politiques et culturelles. Il renvoie exclusivement à l’aire occidentale et n’est jamais utilisé en Amérique du Centre et du Sud, ni en Afrique centrale et australe, où le christianisme est pourtant la religion dominante. « Cette extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique, une des plus opératoires de notre temps, peut être placée dans la catégorie des “vérités alternatives“. »

Elle repose sur un triple processus d’occultation, d’appropriation et d’exclusion :


1- UN GRAND REMPLACEMENT

Longtemps, l’origine gréco-latine de la civilisation occidentale fut mise en avant, sans trop s’attarder sur ceux qui, comme Champollion, voyaient dans les arts de la Grèce « une imitation servile des arts de l’Égypte ». « Au XIXe siècle, les intellectuels organiques de l'expansion coloniale firent de l'exceptionnalité européenne, plus tard étendue à ce qu'on appelle l'Occident, un attribut central de sa puissance et de sa vocation à dominer. » « Tout ce qui la rapprochait culturellement de l’Orient devait donc être exclu de son état civil, quitte a tordre le cou à l'histoire. » Celle-ci reprit cependant ses droits, avec la nazisme et le judéocide. Ce n’est toutefois qu’en 1962, avec le procès d’Adolf Eichmann, que la reconnaissance du fait génocidaire à l’encontre des juifs, et donc de la responsabilité collective des Européens, apparait. Jusque là, cette spécificité restait dissimulée derrière « la catégorie tout aussi générale qu’indistincte des déportés ». Dès lors, l’antisémitisme des opinions européennes fut remplacée par « une judéophilie officielle », « qui semble […] en être l’inquiétant miroir ». Puis, au tournant des années 1980, le terme de judéo–chrétien devient d’usage courant.


2- LA FABRIQUE DE L’OUBLI

Sophie Bessis montre ensuite comment l'instauration, puis la sacralisation, d'une identité judéo-chrétienne, a permis de jeter un voile sur près de deux millénaires de haine antijuive et sur la longue négation par l'Église catholique de sa filiation abrahamique. Afin de restaurer les « valeurs » dont l’Europe – et plus largement l’Occident – s'était instituée depuis deux siècles la seule énonciatrice et dépositaire malgré la violence exterminatrice de ses conquêtes coloniales, deux stratégies complémentaires ont été progressivement mises en œuvre :

  • Faire d’Israël « l’héritier de la victime », « définitivement innocent » quelles que soient ses actions.
  • Populariser le terme de judéo-chrétien jusqu’à en faire le socle de la civilisation occidentale.


3- UNE MACHINE À EXPULSER

L’auteure explique ensuite pourquoi et comment, « loin d'être une nouvelle religion n'ayant aucun lien avec celles qui l’ont précédée, l'islam se situe dans une évidente continuité avec les courants spirituels du temps de sa naissance, enraciné dans une culture commune impliquant des affinités profondes avec divers courants du christianisme et du judaïsme. » « L’universel judéo-chrétien – dont l'Occident s'est institué le seul propriétaire – renvoie donc l'islam à une altérité politiquement construite. » Malgré une évidente et constante proximité, tant culturelle que géographique, notamment à partir du XIIe siècle, avec l’influence du philosophe andalou Ibn Rochd (Averroès), la stigmatisation de l’Islam est une constante. La césure s’est approfondie au XIXe siècle, tandis que l’Europe se laïcise, mais que les pays du sud de la Méditerranée demeurent gouvernés par la loi divine. Dès lors, « deux régimes de vérité » se sont affrontés. À partir des années 1830, la religion des populations en phase d’être colonisées « méritait d’être cantonné[e] dans une inaltérable altérité ». De même, à partir du milieu des années 1970, les immigrés, majoritairement importés des colonies, étaient musulmans, installant leur religion en Europe. Les États-Unis ne s’en préoccupèrent pas – finançant même des organisations fondamentalistes dans une croisade commune contre le communiste – jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001. Dès lors, « l’islam dans sa globalité est devenu synonyme de jihad, d’attentats meurtriers ». De boucs émissaires, les immigrés et leur descendants appartenant à cette confession, sont désormais vus comme des ennemis intérieurs. Sans minimiser le problème de « salification de l’islam », Sophie Bessis montre comment la France est devenue à cet égard « un exemple presque caricatural », tandis que le « communautarisme juif » n’est jamais pointé du doigt. « L’ardent philosémitisme de l'ensemble des classes politiques européennes et nord-américaines, y compris leurs extrêmes droites, devient ainsi le miroir inversé de l'antisémitisme d’antan. On reviendra sur le fait qu'ils sont les deux faces de la même médaille, celle de l’exceptionnalité juive, qu'elle soit traitée négativement ou positivement. »


Dans le même temps, « le monde arabe et plus largement les États et les opinions de l’arc arabo-turco-iranien » se sont appropriés cette expression, pour les besoins de leur argumentaire nationaliste et leur lutte contre Israël, dénonçant le « complot judéo-chrétien ». Elle leur permettait également d’expulser leur « part juive » et d’effacer les traces de l’existence d’un judaïsme oriental. « Les deux nationalisme qu'ont été le sionisme et le nationalisme arabe se sont distingués et se distinguent encore par un rejet obsidionale de toute altérité interne, de toute diversité susceptible d'altérer la pureté d'identités fantasmées. » 

L’entrée des élites juives dans la modernité européenne, à partir du XIXe siècle, les a enclin à répudier leur part orientale et à afficher le plus profond mépris pour leurs coreligionnaires orientaux. D’après Theodor Herzl – fondateur de l'Organisation sioniste mondiale et auteur de L’État des Juifs – « pour l’Europe, nous formerions là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie ». Ainsi, le Yichouv, puis l’État d’Israël se sont définis « comme un fragment d'Occident implanté en Orient ». Sa population venue du monde arabe, longtemps légèrement majoritaire, fut marginalisée, confinée dans « un total déni d'existence culturelle » : aspergée de DDT à son arrivée, parquée contre son gré dans les villes nouvelles du Néguev. Accablés par la condescendance des Ashkénazes socialistes, leurs enfants votèrent de plus en plus pour les droites identitaires et religieuses. « Avec l'arrivée au pouvoir d'une extrême droite suprémaciste dont la haine des Palestiniens et plus généralement des Arabes est le principal carburant, les dirigeants israéliens et la majorité des intellectuels ont porté à son acmé l'appropriation sans réserve du judéo-christianisme dont ils s'instituent désormais les défenseurs de première ligne. »


Sophie Bessis prétend que cette double conversion, des pouvoirs occidentaux et de leurs intellectuels organiques, et celle d’israël, au judéo-christianisme, n’est que « la continuation sous d'autres formes de la croyance absolue, partout, en l'exceptionnalité du juif ». Jadis, au temps de l’antijudaïsme chrétien, puis de l’antisémitisme moderne que le délire nazi a rendu honteux sans pour autant le faire disparaître, ployant sous l’opprobre, il s’est « transmué en innocent ontologique ». Elle explique l’aveuglement des États occidentaux par leur familiarité avec la logique coloniale : refoulée du côté européen et fondatrice pour les États-Unis. Or, « en face de l’innocent, il doit toujours y avoir un coupable ». « Les juifs du monde sont aujourd'hui les prisonniers de leur assimilation sans nuance à un pays qui n’est le leur que pour une petite moitié d'entre eux. » C’est pourquoi la césure entre juifs et israéliens semblent aujourd’hui s’approfondir, les premiers renouant avec leur « généalogie diasporique » et s’élevant contre une « assimilation indûe à un État dont certains récusent non seulement les pratiques mais le sens lui-même », tandis que les seconds se barricadent dans leur conviction que le monde est contre eux. Ainsi, constate-t-elle que « la montée en puissance du fondamentalisme messianique » rapproche Israël « du côté obscur d'un Orient musulman qui traverse sur le plan religieux une de ses pires périodes historiques ». « Ennemis irréductibles, obsédés de chaque côté par la conviction que leur victoire ne peut s'obtenir que par l'anéantissement de l'autre, ils sont les deux roues du même engrenage, à ceci près que la roue de l'occupant est infiniment plus meurtrière que celle de l'occupé. » Avec « cet essai de déconstruction », elle espère « retisser les liens rompus de toutes parts et […] rebâtir du vivant et du réel à la place des exclusions mortifères ».


Prenant à bras le corps un sujet pour le moins inflammable, Sophie Bessis réussit le tour de force de fournir des clés de compréhension historique, sans jamais dévier d’une ligne exempte d’essentialisation.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



LA CIVILISATION JUDÉO-CHRÉTIENNE

Anatomie d’une imposture

Sophie Bessis

124 pages – 10 euros

Éditions Les Liens qui libèrent – Paris – mars 2025

www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-La_civilisation_jud%C3%A9o_chr%C3%A9tienne-9791020922908-1-1-0-1.html




Voir aussi :

COMMENT LE PEUPLE JUIF FUT INVENTÉ


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