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17 novembre 2021

LE MIDDLE GROUND

« Ce livre s’écarte de ces histoires par trop simplistes et les refond dans un récit plus complexe et moins linéaire. Il parle de la recherche d'un compromis et d’un sens commun. » Lorsqu'il parait en 1991, il provoque une déflagration copernicienne, mettant à mal la version dichotomique de histoire américaine. Pendant deux siècles, du XVIIe au début du XIXe siècle, dans la région des Grands Lacs qu’étudie Richard White, professeur d’histoire américaine à l’université de Stanford, les habitants, Algonquiens et Européens de diverses origines, ont édifié « un monde commun compréhensible par tous », « créant de nouvelles grilles d'interprétation et de nouveaux systèmes d’échange », non sans violence et conflits, s’adaptant les uns aux autres « au travers d'un système de méprise aussi créatif qu’opportun » qu'il nomme « le Middle Ground ». Incapables de contraindre ou d’ignorer les Indiens, dont ils avaient besoin en tant qu’alliés, partenaires commerciaux, partenaires sexuels et voisins pacifiques, de les « transformer en autre radical », les Blancs durent les rencontrer et inventer un monde commun et pérenne, jusqu’à ce que les Indiens ne soient plus capables de les contrer. Mais la République américaine réussit là où les empires français et anglais avaient échoué : « les Américains inventèrent les Indiens et les obligèrent à supporter les conséquences de cette invention ». Depuis, nous considérons l’histoire de l’époque coloniale et des premiers temps de la République américaine « à travers le prisme de l’altérité ».

Les Français qui pensaient découvrir de nouveaux mondes dans les territoires qu’ils avaient baptisés le Pays d’en Haut, devinrent en réalité « co-créateurs d’un monde en devenir ». Des épidémies avaient emporté des dizaines de milliers de personnes et les agressions iroquoises, entre de 1649 et le milieu des années 1660, frappèrent et dispersèrent nombre de populations algonquiennes, dépeuplant les environs du lac Ontario. Richard White fait montre d’une impressionnante connaissance de son sujet, rapportant nombre d’événements, qui, réunis, font sens et laissent deviner l’existence « aussi bien d’un monde désordonné qu'une tentative de le réordonner par le biais d'anciennes et de nouvelles logiques ». Un mélange de peuples réfugiés se trouva réuni sur un même territoire et contre un ennemi commun. Ceux-ci forgèrent des liens entre eux et s’intégrèrent dans une « parenté réelle ou symbolique », créée par l'échange de présents et le devoir de réciprocité qu'il implique. « Si le mariage interclanique et l'adoption ouvraient certes un chemin vers la paix et la solidarité, le calumet participait d'un processus plus ouvertement politique et ritualisé pour y accéder. » Cependant, c'est le commerce de la fourrure et les missions qui confortèrent les alliances. En échange d’une protection, d’une assistance, des soins et d’une subsistance assurée, les Algonquiens consentirent à chasser les castors pour fournir les Français en peaux, alors que cette nourriture était insuffisante pour nourrir leur famille et qu’ils préféraient chasser d’autres animaux sauvages.
Pour les Algonquiens, les accidents n’existaient pas : seuls des individus ou des manitous pouvaient en être la cause, lesquels devaient alors subir la vengeance. Les prêtres catholiques refusèrent d’être reconnus comme manitous et se présentèrent comme « ambassadeurs du Christ » dont la toute puissance était prouvait par la victoire à la guerre, les succès à la chasse, la survie après une chute à travers la glace. « Les Indiens n’étaient pas tant convertis au christianisme que le Christ transformé en manitou. » Pour conserver le contrôle du territoire, les administrateurs français saisirent l’importance d’une alliance franco-indienne, contre l’Angleterre et les Iroquois que celle-ci soutenait. Cette alliance, formée à partir de 1680, survécut à la spirale des crises internes et transforma le peuple algonquien terrifié en un peuple confiant qui fit la guerre aux Iroquois, se réinstallant sur leurs territoires. « C’est l’aptitude des Français à assurer une médiation en faveur de la paix entre différents alliés querelleurs et animés d’un esprit de revanche qui permit cette cohésion. » Le gouverneur français du Canada, chef de l’alliance, prit le nom d’Onontio (« Grande Montagne ») et devint « leur père », distribuant des produits selon les coutumes de la société algonquienne. Selon le système politique algonquien, correspondant aux descriptions de Pierre Clastres, un chef exerçait un pouvoir que les Européens peinaient à identifier, un pouvoir « de nature non-coercitive ».
Les fortes concentrations de réfugiés favorisa la propagation des épidémies, entrainant un déclin de 25 à 90% selon les tribus, entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. La faim aggravait la maladie : les réserves produites par les surplus de l’horticulture n’étaient plus suffisantes pour affronter l’hiver, la chasse et la pêche épuisaient parfois le gibier. Avec le triomphe de l’alliance, les centres de réfugiés se démantelèrent, leurs occupants s’installant sur des terres plus fertiles, redevenues disponibles. Le « monde commun », forgé dans ces centres ne disparu pas pour autant.

L’image des « sauvages », incarnant la vertu naturelle ou la cruauté, demeura chez les intellectuels et les dirigeants français. « Il s'agissait pourtant d'une conception déconnectée des processus de contacts en œuvre entre les vrais Algonquiens et les vrais Européens. Au Pays d'en Haut, les Indiens réels et les Blancs de classes et de statuts très divers dépendaient, pour toutes sortes de raisons, les uns des autres pour réaliser leurs objectifs propres. » « En essayant de maintenir l'ordre conventionnel de son propre monde, chacun des groupes appliquait des règles qui se modifièrent progressivement afin de s'adapter à des situations spécifiques. Toutes ces tentatives donnèrent naissance à un nouveau paradigme de conventions communes. » « Le Middle Ground reposait sur l'incapacité des deux camps a parvenir à leurs fin par la force. Le Middle Ground ne put se développer que par la nécessité pour chacune des populations de trouver un moyen (qui ne soit pas la force) d'obtenir la coopération ou le consentement des étrangers. Pour y parvenir, chaque acteur du Middle Ground devait nécessairement s’efforcer de comprendre le monde et l'univers mental de l’autre et d’intérioriser le plus possible cet univers pour parvenir à atteindre son objectif propre. » « Le Middle Ground fonctionnait à deux niveaux distincts. C'était à la fois le produit de la vie quotidienne et celui d'une relation diplomatique formelle entre différentes peuples. » Le Middle Ground n’est pas né dans le cadre de rencontres officielles mais dans celui des rencontres quotidiennes d’indiens et de français dont les querelles et les problèmes devenaient trouver une solution immédiate, notamment concernant les questions de violence, de sexe et d'échanges matériels.
Les Indiennes célibataires qui avaient des rapports sexuels avec des Français, jouissaient d'une liberté sexuelle considérable sans pour autant être considérées comme des prostituées. Les jeunes femmes comme les « femmes de chasse », qui « divertissaient » les chasseurs, « jouèrent un rôle majeur dans la mise en place des termes coutumiers de la relation sexuelle entre Français et Algonquiens » : « Au quotidien, ce sont les femmes qui firent le plus gros travail d'intégration des Français dans la fabrication d'une vie franco-algonquienne commune. » Richard White analyse l’évolution des mariages mixtes et de la position des Jésuites, dans un contexte où un nombre infime de Françaises se rendirent dans l’Ouest, rendant centrales ces questions.
De même, il examine la violence, déployée autant pour se procurer des biens que pour les protéger, car « le commerce n'était pas une pratique pacifique ». Tandis que pour les Indiens, les individus assassinés par des alliés pouvaient « être compensés par des cadeaux ou des esclaves », ou, si besoin, par l’assassinat d'un autre membre du groupe incriminé, selon la décision prise par les parents de la personne tuée, chez les Français, l'État décidait de la sanction, habituellement la mort du meurtrier. Les meurtres perpétrés par l'ennemi était considéré comme simple acte de guerre par les Français, alors que les Algonquiens exigeaient le sang à titre de vengeance. Un « rituel évolutif de reddition et de rédemption » fut mis en place, empruntant autant aux deux cultures et ne correspondant pleinement à aucune, devenant centrale pour l'alliance franco-algonquienne.
En acceptant des produits européens en échange des fourrures, les Algonquiens s’immisçaient dans le système de marché mondial. « Les Français du XVIIe et du début du XVIIIe siècle n'avaient pas encore transformé le système d'échanges en entreprise exclusivement économique. » Pour les Algonquiens, le but de la transaction n'était pas les profits mais la satisfaction des besoins des deux parties. L'échange constituaient pour eux une relation sociale, garantissant « une sorte de relation d'amitié interdépendante entre les groupes ou des individus potentiellement hostiles ». Les produits européens étaient ainsi mis au service d'une réalité sociale préexistante. Pour ne pas être considérés comme des étrangers cupides, les commerçants français offraient des cadeaux… qu'ils essayaient toutefois de transformer en prêts. Mais lorsqu’ils tentaient d'organiser le commerce en fonction de l'offre en fourrures et de la demande en marchandises européennes, les Algonquiens se rapprochaient des Anglais. Aussi le commerce des fourrures apportait surtout des bénéfices politiques « parce qu'il participait de la glue qui maintenait les Algonquiens dans l’alliance ». Les peaux destinées au commerce provenaient d'une chasse qui n'avait pas été déconnectée des cycles de subsistance jusqu'aux XVIIIe et XIXe siècle où, dans certaines tribus, leur production devint une sphère d'activité spécifique.

Avec le triomphe des Français et des Algonquiens sur les Iroquois au cours du XVIIIe siècle, les Français tentèrent de reformuler l’alliance « sur un mode plus conventionnel et moins coûteux », notamment au moment de la grande conférence de 1701 destinée à ratifier la paix avec les Iroquois. Il utilisèrent la mort de Kondiaronk pour essayer de transformer la nature de la chefferie, d'établir de petites principautés avec des gouverneurs, agents de l'État français. Les Algonquiens se dispersèrent en dehors des centres de réfugiés qui n’avaient plus lieu d’être, et des conflits éclatèrent entre villages, notamment avec le retour à Détroit des Renards. Les Français ne parvenaient plus à intervenir comme médiateurs. Impossible d’entrer ici en détail dans la complexité de ces relations, comme le fait, avec beaucoup de clarté, Richard White. Il continue ainsi à décrire l’évolution de l’alliance, période par période : son explosion avec la confrontation impériale et les rébellions dans les villages, encouragées par les Anglais, dans les années 1750, sa disparition après la défaite française et la tentative des Britanniques d’imposer une politique impériale, mettant fin au Middle Ground, puis sa restauration après la rébellion de Pontiac en 1763, avec la réactivation de la médiation et du sytème français des cadeaux et des médailles, son assèchement avec les conflits des années 1760 et 1770, son renforcement avec la nouvelle confrontation impériale après l’indépendance des États-Unis. Si les autorités américaines essayèrent un temps de construire un Middle Ground, elles furent rapidement débordées sur le terrain par les colons de l’arrière-pays qui n’appliquaient qu’une seule et unique politique : le meurtre des indiens, dans une haine pure qui entendait maintenir absolument étanches les frontières culturelles, considérant que tout ustensile des Blancs se trouvant aux mains des indiens ne pouvaient qu’avoir été volé. Les Alconquiens, s’ils tuaient ou torturaient leurs prisonniers, en adoptaient et en intégraient aussi énormément. Les Britanniques rétablirent le système des cadeaux annuels, couvrir les morts, réconcilièrent les nations en conflit. « Le budget du département aux Affaires indiennes représentait une “part considérable des dépenses nationales“, sans “rapport avec les services rendus“. » Alors que les victoires algonquienne se multipliaient, en 1782, la Grande-Bretagne fit la paix aux les États-Unis et cédèrent pratiquement la totalité du Pays d’en Haut, trahissant leurs propres alliés. La Confédération indienne commença à prendre forme en 1783 et la République américaine ne put imposer son « droit de conquête », ses lois foncières étant ignorées autant par les Indiens que par les colons blancs. Elle dut se résoudre à mener une guerre pour affirmer son autorité sur les uns et les autres. Cependant au Canada le Middle Ground demeurait et la Couronne britannique fournit une aide discrète aux Indiens du Pays d’en Haut. Encore une fois, Richard White ne cède à aucune simplification, s’attachant au contraire à présenter les événements donc toute leur complexité. Les États-Unis changèrent de tactique. Admettant qu’ils n’avaient pas conquis les Indiens ni n’avaient de droits sur les terres de ceux-ci, ils proposèrent de les acheter. Ils modifièrent aussi l’image des indiens contraints à la guerre pour défendre leur patrie envahie, en les réduisant à des sauvages assoiffés de sang. Au XIXe siècle, « le compromis inhérent au Middle Ground céda la place à une alternative brutale : assimilation ou altérité ».


Passionnante fresque historique qui pulvérise le récit exotique, dominant et manichéen de la « Conquête de l’Ouest ». Le monde que nous fait découvrir Richard White se révèle infiniment plus complexe : un monde commun dans lequel Indiens et Européens, dans une compréhension mutuelle, inventaient en permanence des pratiques. Résolument iconoclaste.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LE MIDDLE GROUND
Indiens, empires et république dans la région des grands lacs, 1650-1815
Richard White
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
Avant-propos de Catherine Desbarats
866 pages – 25 euros
Éditions Anacharsis – Collection Essais – Série « Histoire » – Toulouse – Mars 2020
editions-anacharsis.com/Le-Middle-Ground
Titre original : The Middle Ground, Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge University Press, 1991


Voir aussi :

LA SOCIÉTÉ CONTRE L’ÉTAT



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