Pour quoi faire ?

8 février 2022

HOLD-UP SUR LA TERRE

En France aussi, l’accaparement des terres est à l’oeuvre. Après avoir enquêté pendant six mois, Lucile Leclair met en lumière un phénomène souterrain : « l’agriculture de firme » ! Après avoir avalé la transformation des produits agricoles et la distribution, les enseignes de la grande distribution et de l’agroalimentaire, des secteurs pharmaceutique et cosmétique, investissent aujourd’hui dans la production, où elles représenteraient déjà 30% du secteur.
Elle se rend près de Grasse où, depuis 2018, Chanel a acquis 10 hectares de champs, soit un quart de la production locale de fleurs, en Camargue où Euricom, n°1 du riz en Europe, possède une ferme de 1 300 hectares, soit quinze fois plus que la moyenne des producteurs locaux, à Bordeaux car ce phénomène s’est d’abord développé dans le secteur viticole, en Normandie où l’un des plus gros vendeurs de viande français, Plimigel, a construit sa propre ferme, etc. Elle découvre une agriculture sans agriculteurs.

Pour rendre compte de l’évolution du statut de ceux qui travaillent la terre, elle consacre un chapitre magnifique à une saga familiale qui commence en 1381 et lui permet de retracer les grandes transformations qui permirent d’assurer progressivement leur indépendance :

  • la servitude dans la société féodale,
  • les nobles qui remplacent les seigneurs en 1789,
  • l’embauche à la journée au XIXe siècle parce que le peu de champs à soi ne suffit pas pour en tirer de quoi vivre et que trop souvent il faut vendre un lopin pour pouvoir rendre son dû à l’usurier, jusqu’à la création du Crédit agricole qui permet à de nombreux paysans de devenir propriétaires des terres qu’ils travaillent,
  • la loi sur le fermage et le métayage adoptée à l’unanimité en 1946, qui limite la toute-puissance des propriétaires vis-à-vis des paysans,
  • la création des offices fonciers, les SAFER, en 1960, chargés de vendre la terre en priorité aux agriculteurs.

Découvrant le fonctionnement de ces organismes, assistant même à une séance, elle comprend comment les groupes industriels parviennent à tromper la vigilance du « gendarme du foncier » : en acquérant des parts du capital de sociétés agricoles, elles contournent le droit de préemption. Par cette faille de la législation, un hectare sur trois échapperait au contrôle des SAFER. Pour l’instant, toutes les tentatives de modernisation de la politique foncière ont échoué : en 2016, 2017 et 2019, les propositions de loi anti-accaparement ont été rejetées. Et en 2021, une loi étend la mission des SAFER aux ventes d'entreprises propriétaires de foncier agricole mais en assouplissant les règles !
Parvenant à se glisser dans les coulisses des transactions foncières, Lucile Leclair découvre que Chanel a payé sa terre trois fois le prix local, qui s’élève déjà à cinquante fois la moyenne nationale, disqualifiant les agriculteurs, incapables de rivaliser. Dans la ferme de Pierre Fabre, leader de la dermo-cosmétique en France et n°2 mondial, elle comprend comment le travail est réalisé par des « prestataires » payés à la tâche, des agriculteurs qui complètent leurs revenus en mettant leur savoir-faire et leur coûteux matériel au service de l’industriel. Un rapport du ministère de l'Agriculture rendu public en 2020 parle de « tertiarisation de l’agriculture », secteur primaire à l’origine. En Camargue, elle constate que « l'agriculture des grandes entreprises est d'abord une agriculture hyperproductive ». De plus, bien que se revendiquant « locale » et « écologique », celle-ci est plus polluante qu’une agriculture de proximité, puisqu'appartenant à une superstructure reposant essentiellement sur le transport.
Son enquête l’amène aussi à s'intéresser au groupe Auchan qui envisage d'ouvrir une cinquantaine de fermes pour une surface totale de 3000 hectares. Mais elle montre aussi d'autres initiatives qui font de la terre un bien commun : la Coopérative de transhumance et d’amélioration des structures agricoles (Coptasa) dans le Cézallier, la « banque de terre » de la coopérative Les Vignerons ardéchois, financée par l'épargne citoyenne, la Scop d'anciens étudiants de l’Institut supérieur d’agriculture qui travaillent ensemble sur une ferme achetée collectivement par la fondation Terre de Liens.

Ainsi Lucile Leclair contribue à révéler la dynamique de mainmise des firmes sur la production agricole et montre comment l’entraver par le soutien à des projets communs d'achats fonciers et aux produits d'activités indépendantes, par exemple. Une enquête remarquable et nécessaire sur un phénomène largement méconnu.

 

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

HOLD-UP SUR LA TERRE
Lucile Leclair
104 pages – 12 euros
Éditions du Seuil – Collection « Reporterre » – Paris – Février 2022
www.seuil.com/ouvrage/hold-up-sur-la-terre-lucile-leclair/9782021492538

 

Traduction de cet article en hollandais par Thom Holterman : https://libertaireorde.wordpress.com/2022/02/24/%EF%BF%BCroofoverval-op-de-grond/

 

De la même auteure :

PANDÉMIES, UNE PRODUCTION INDUSTRIELLE

 

2 commentaires:

  1. Dans le Jura ul y a dix jours, reprise collective d'une parcelle agricole confisquée par la spéculation.
    Dans le cadre des soulèvements de la terre, qui luttent justement contre l'accaparement
    https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/contre-la-speculation-et-laccaparement-reprenons-la-terre

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  2. https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/contre-la-speculation-et-laccaparement-reprenons-la-terre

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