Au XXe siècle, les pays développés ont connu la « révolution de l’élevage ». En France, en 2020, 80% des animaux sont élevés par le système intensif, enfermés toute l’année dans des bâtiments. Un poulet, par exemple, dispose d’une surface inférieur à celle d’une feuille A4. Nourri par des distributeurs automatiques, il est abattu au bout de 34 à 40 jours, soit quatre fois moins longtemps qu’en 1950, tout en atteignant le même poids grâce aux progrès de la zootechnie, la science qui permet l’amélioration de l’élevage dans le but d’obtenir un produit (viande, laine, lait,…). Cette production de masse permet de nourrir les habitants de la planète avec des aliments bon marché. Ainsi, alors qu’en 1780, en France, il fallait une journée et demi de travail à un ouvrier pour lui permettre de s’acheter un poulet, il faut désormais une demi-heure de rémunération au SMIC. « L’industrie animale a fait disparaître [l]e lien entre homme et bête, pour laisser place à une relation extractiviste. » L’élevage et la culture végétale ont, depuis dix mille ans, étaient liés en agriculture, jusqu’à ce que l’agronome Adrien de Gasparin, un peu avant le milieu du XIXe siècle, n’appelle à dissocier les deux dans son Cours d’agriculture. Puis, André Sanson poussa la zootechnie dans une logique purement utilitariste, avec son Traité d’agronomie, publié en 1907, considérant l’animal domestique « comme une machine vivante et thermodynamique, dotée de mécanismes d’autorégulation qui transformaient des aliments végétaux en protéines animales ». « La connaissance savante prit le pas sur les savoirs populaires qualifiés d’obscurantistes. » Lui et ses successeurs démontèrent les mécanismes et détaillèrent « les dispositifs de contrôle du métabolisme, de la croissance et de la reproduction ». Les principales vitamines de synthèses furent mises au point aux États-Unis entre 1915 et 1930. La A et la D, ajoutées à leur alimentation, permirent aux animaux de survivre sans lumière du jour et sans exercice. À la fin des années 1960, l’industrie animale devint la principale cliente des antibiotiques. Lucile Leclair raconte aussi le remembrement national en France au début des années 1960, la généralisation du tracteur, la création d’un système de formation, la Politique agricole commune (PAC), la fulgurante expansion de l’industrie alimentaire en Chine à partir de 1993.
« Selon le Global Virome Project, un groupe de scientifiques spécialisés dans la recherche de la diversité virale inconnue, la forêt primaire abriterait encore 1,7 millions de virus différents. Si l’homme continue à la détruire, nous pourrions aller de crise sanitaire en crise sanitaire. Selon une estimation récente, 15% des maladies infectieuses émergent de virus associés à la destruction des forêts. Un monde sauvage vierge d’hommes nous protège. »
La concentration d’animaux dans un espace confiné accroit la possibilité de contagion, accélérant aussi la mutation des virus. « Le stress du surpeuplement affaiblit la qualité de la barrière immunitaire. »
Dans un milieu riche en espèces, les virus rencontrent des « impasses épidémiologiques », des « hôtes non compétents pour sa transmission » qui ralentissent et empêchent sa multiplication, par « effet dilution ». Au contraire, une homogénéité génétique, dans un élevage monorace partageant un seul et unique code génétique, leur permet de se répliquer très aisément.
Lucile Leclair rappelle comment les vaches nourries avec des protéines animales pour accélérer leur rythme de digestion, sont devenues « folles », provoquant l’épidémie d’encéphalite spongiforme bovine. Cette volonté de pousser la production à l’extrême anime tout le système agricole productiviste. Si les produits à base d’animaux dans les rations alimentaires ont bien été interdits dans l’Union européenne en 2001, ils ont été de nouveau autorisés quatre ans plus tard pour les cochons et les volailles, sous la pression de l’industrie agro-alimentaire.
Des antibiotiques sont également ajoutés systématiquement à l’alimentation dans l’élevage industriel, pour prévenir les maladies, d’autant qu’ils stimulent aussi la croissance des bêtes. Leur utilisation intensive créé une forte pression de sélection sur les bactéries, développant celles qui sont capables de leur résister. Cette « antibiorésistance » migre dans l’environnement et se retrouve dans le corps humain. Ainsi, le SARM, bactérie résistante à la méticilline, un des antibiotiques les plus utilisés dans l’élevage industriel, tue 19 000 personnes aux États-Unis chaque année, soit plus que le Sida.
Les exploitations industrielles sont intégrées dans une organisation complexe qui génère des dizaines de flux, au contraire des fermes autonomes et locales. Ainsi, la fièvre aphteuse, par exemple, existe depuis des siècles, entraînant des ralentissements passagers de la production dans les fermes paysannes. Dans l’élevage intensif, les transports, vers les gros abattoirs centralisés notamment, ont provoqué la dissémination du virus et 70% des contaminations au Royaume-Uni en 2001.
La faune sauvage est considérée comme la principale cause de transmission et les élevages en plein air sont jugés peu sûrs en raison de leur contact avec l’extérieur, tandis que la sécurité, la « biosécurité », développée dans les élevages industriels est présentée comme le principal garant de leur sûreté. Pourtant, le diagnostic des États-Unis et de la FAO, à propos du virus H5N1 par exemple, que la principale voie de contamination était la volaille domestique, est erroné : une infime proportion des oiseaux sauvages examinés étaient porteurs de cette grippe aviaire. En Thaïlande et en Indonésie, seuls les élevages fermiers furent ciblés, causant l’effondrement des races de poulets locales au profit de races industrielles, génétiquement homogènes. Aucun poulet des élevages industriels n’a été testé ni abattu. Après l’épizootie, trois grands conglomérats en Indonésie se partageaient 70% de la production nationale !
La FAO, pour des raisons diplomatiques, encourage l’élevage vivrier, reconnait qu’une densité d’élevage faible aide à éviter la propagation des virus, tout en affirmant que les élevages d’animaux confinés sont plus sûrs. Le paradigme de la biosécurité n’est qu’une étape de l’intensification de l’élevage à l’échelle mondiale. « Pour désigner ce parti pris, on aurait pu utilise le terme d’“industrialisation“. Mais le mot de biosécurité présentait une plus grande respectabilité, et la biosécurité est devenue la référence indiscutable d’un ordre qui prétend ne pas être politique. » Elle doit être appliquée à tous les élevages. Depuis 2016, la réglementation a changé en France. De nouvelles normes s’imposent à tous, jusqu’aux petites fermes : quai d’embarquement, dératisation et désinsectisation tous les deux mois par une entreprise extérieure, désinfection du tracteur entre deux champs,… Bien que l’élevage industriel aggrave les épidémies, on impose son modèle pour prévenir celles-ci ! « On retrouve ici l’idéologie néo-libérale qui dissout la responsabilité collective en rejetant la faute sur le sujet. »
L’incapacité de bien des petits élevages à appliquer les normes de biosécurité, favorise les firmes multinationales. Celles-ci peuvent également adapter leur production entre différents pays pour contourner les embargos, liés à des épidémies, et les réglementations. Les États réunis au sein de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) ont adopté un classement des exploitations. Celles présentées comme plus sûres car appliquant des procédures plus strictes et plus exigeantes, bénéficient de passe-droits qui leur permettent d’échapper aux restrictions des marchandises en cas d’épidémie. Pourtant, le risque zéro n’existe pas. « La biosécurité ne sécurise pas les pratiques de l’élevage, mais elle cherche à écarter les animaux de tout contact avec la faune sauvage, perçue comme la première sources microbiennes. » Si elle est isolée de son environnement, la ferme biosécurisée reste cependant ouverte sur l’extérieur : ses employés, les bêtes, les aliments, les excréments, entrent et sortent. De plus, malgré les exigences, les consignes ne sont pas toutes respectées au quotidien. « La “bulle sanitaire“ est donc un mythe. » En réalité, le risque de contamination y est plus élevé et cette « posture idéalisée » n’est qu’un alibi pour développer un modèle industriel exportateur qui menace l’équilibre sanitaire du bétail et des hommes. C’est une dérive politique qui distribue des avantages compétitifs à certaines entreprises, et une « idéologie de monopole ». Par ailleurs, ces firmes internationales « pratiquent l’externalisation des coûts sanitaires causés par leur activité ». Elles peuvent même être indemnisées pour compenser l’abattage de leurs animaux qu’elles ont pu rendre nécessaire par leurs pratiques. Les prix de leurs produits ne tiennent pas compte, par exemple, des frais de santé lorsque le virus est transmis aux humains et qui peuvent se compter en milliards.
La résistance des paysans s’organisent. Certains ont choisi la clandestinité pour continuer à élever, abattre et vendre leurs animaux sans appliquer les nouvelles normes obligatoires. Des réseaux se mettent en place au niveau international pour dénoncer les pratiques d’élevages imposées. Lucile Leclair présente les avantages de l’agro-écologie, terme qui regroupe l’agriculture paysanne, la biodynamique, l’agriculture biologique, la permaculture, entre autres. Toutes « s’inscrivent dans le respect des écosystèmes et des cycles naturels, tout en permettant aux agriculteurs de vivre décemment et dignement ». Elles valorisent des savoir-faire millénaires, associés à des savoirs à la pointe des connaissances agronomiques actuelles, et offrent des rendements supérieurs à ceux du passé, même s’ils restent inférieur à ceux de l’agriculture industrielle. Une étude de l’ONU attestait en 2011 qu’elles pouvaient nourrir la population mondiale, en supposant toutefois que les européens divisent par deux leur consommation de viande.
L’agro-écologie pense la santé en terme de prévention : « rompre avec un système de race unique permet d’augmenter la résilience de la ferme », veiller à la qualité de l’habitat et de la nourriture, rendre les maladies endémiques en incitant la co-évolution de l’hôte et de l’agent infectieux pour qu’elle se transforme en cohabitation, au lieu de supprimer systématiquement les agents pathogènes. « En recherchant prioritairement l’immunisation durable des troupeaux et l’endémicité en général plutôt que de stopper le virus au début de sa vague, l’agro-écologie ne fait pas disparaître les épidémies ni la perte d’une partie des animaux. Mais elle réduit fortement, en amont, le risque de propagation d’une maladie. »
En conclusion, Lucile Leclair affirme que le Covid19 et les épisodes précédents ne sont pas des crises, mais « l’effet sans cesse répété d’un système productif qui fabrique des épidémies à la chaînes ». « L’anthropologue italien Roberto Beneduce disait en mai 2020 : “Le seul vaccin efficace, c’est de conserver la mémoire de ce qui vient de se passer.“ Or la plupart du temps, les catastrophes sont vite oubliées afin de laisser indemne la conception que l’on se fait du monde. » Le système industriel est à l’unique service de la recherche des profits des firmes, oubliant l’objectif essentiel de « nourrir, bien, la population ». Cette enquête particulièrement exhaustive remonte aux racines de la fabrique des pandémies.
PANDÉMIES, UNE PRODUCTION INDUSTRIELLE
Lucile Leclair
146 pages – 12 euros
Éditions du Seuil – Collection « Reporterre » – Paris – Octobre 2020
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